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n’ait jamais, que je sache, troublé ses souvenirs. Tout ce qui pouvait prévenir la lutte et détourner la tempête, il l’avait essayé, et, lorsque l’énergie seule devint possible et nécessaire, ce ne fut ni lui ni ses collègues qui se défendirent d’en user.


III.

Nous entrons dans la dernière phase de cette vie jusque-là si active et si pleine, si riche d’avenir, si bien servie par la fortune. A ne consulter que l’apparence, le bonheur va lui rester fidèle; ce sera toujours, même dans la retraite, la vie d’un heureux de ce monde. Les compensations les plus douces et même aussi les plus brillantes n’y feront pas défaut; mais au fond quel contraste, quel changement, quel vide ! Dans la force de l’âge, en pleine sève, l’esprit encore si jeune et si fécond, sentir en soi ces facultés puissantes, ces trésors d’expérience et de maturité, ce besoin de la vie publique et des grandes affaires, surexcité par l’habitude, par quinze années d’émotions, de préoccupations, de responsabilité, et tout à coup tomber dans le repos forcé, le calme plat, quelle accablante épreuve ! Ajoutez-y l’exil, autre épreuve moins longue, mais en de tels momens plus dure encore peut-être; quel surcroît d’amertumes et d’angoisses au milieu du désastre commun! N’était-ce pas assez d’avoir vu s’écrouler en un jour cette œuvre de trente années de patience et de lutte, ce régime loyalement libéral et franchement conservateur dont vainement on a tenté de dégoûter la France, qu’elle a compris après l’avoir perdu, qu’elle revendique avec ardeur, et qu’en ce moment même elle travaille à reconquérir? N’était-ce pas assez de ce spectacle navrant d’un grand pays tombé sans coup férir aux mains d’aventuriers, de songe-creux, de tribuns utopistes, dont quelques heures auparavant à peine savait-il les noms? Je vois encore, au moment de la chute, la stupeur sur tous les visages; quelques rancunes invétérées ont beau crier victoire, leur joie est sans écho et promptement éteinte; il n’y a d’égal à la consternation des vaincus que l’étonnement, le trouble, l’embarras des vainqueurs. C’est la révolution la plus morne, la moins enthousiaste, la plus désenchantée, même à la première heure, que la France ait encore subie, et depuis 1814, depuis l’invasion du sol de la patrie, je ne crois pas qu’un plus grand nombre de Français ait éprouvé en même temps une anxiété plus douloureuse et un plus grand serrement de cœur; mais nous tous qui souffrions ainsi et qui portions ce deuil, nous n’étions, pour notre propre compte, ni inquiétés ni poursuivis, nous n’avions personnellement à craindre ni procédure ni détention : qu’était-ce donc lorsqu’à tous ces mécomptes, à ces douleurs patriotiques, il fallait joindre l’odieux ennui de veiller à