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son propre salut, de s’occuper de sa personne, de se sentir proscrit, d’avoir à combiner des moyens d’évasion, et, pour les rendre plus efficaces, de se briser le cœur en s’isolant des siens!

Ce fut déjà pour Duchâtel presque un retour en France lorsqu’au bout de deux jours il retrouva sur le sol d’Angleterre sa femme et ses enfans. Dans ce libre pays, les marques d’intérêt, de sympathie, d’estime, les soins hospitaliers, les ressources d’esprit ne pouvaient lui manquer, pas plus que les sujets d’étude dès que le cœur lui dirait de les mettre à profit; mais aux premiers momens la France seule attirait ses regards comme elle absorbait ses pensées. Il est vrai que la France méritait bien alors qu’on lui prêtât quelque attention. C’était une noble gageure qu’elle avait entreprise : après s’être laissé surprendre, elle tentait de se délivrer. Rien dans l’histoire ne fera plus d’honneur à cette bourgeoisie si mal inspirée, si coupable le 23 février, que son effort, j’ose dire héroïque, pour secouer le joug après l’avoir subi. Je ne parle que de la bourgeoisie, bien qu’une foule d’ouvriers aient eu le courageux bon sens de prendre aussi leur part de cette délivrance; mais ils n’avaient rompu avec leurs frères les turbulens et les agitateurs, ils ne s’étaient armés contre eux qu’à l’exemple de la bourgeoisie et soutenus par elle, car c’est d’elle, après tout, que dépend, quoi qu’on fasse, le sort de notre pays. Elle y sera longtemps encore, je pourrais dire toujours, l’arbitre de nos révolutions. Tant qu’elle tient bon, rien n’est à craindre, mais plus de frein possible dès qu’elle lâche pied.

La victoire fut sanglante; l’ordre une fois rétabli, le péril écarté, que restait-il à faire pour assurer l’avenir, pour réparer l’erreur de février en fondant quelque chose? Notre exilé, qui suivait avec admiration dans ses terribles luttes cette société reprenant possession d’elle-même, ne cessait de s’interroger sur cet obscur problème. Fallait-il essayer d’améliorer la république et d’y accommoder nos mœurs? comment faire? Dans les classes moyennes, personne n’en voulait, hormis quelques sectaires, quelques théoriciens obstinés, et dans les ateliers elle n’avait pour elle que la partie la moins saine et la moins laborieuse de la population. Était-ce donc la monarchie qu’il fallait restaurer? mais laquelle? Celle qui venait de succomber aurait-elle meilleure chance une fois rétablie? pousserait-elle de plus fortes racines ? Pouvait-on se flatter que dans les mêmes conditions, sur le même terrain, toujours entre deux feux, pourchassée par le haut, assaillie par le bas, elle ne risquerait pas d’être encore emportée par un coup imprévu? Quant à celle dont la chute était moins récente et le principe plus ancien, ce principe à lui seul l’avait-il garantie? n’avait-elle pas subi la même catastrophe? Et pour la rétablir dans sa pureté native, dans son isolement, que d’obstacles insurmontables, que d’invincibles préjugés!