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est en proie aux incertitudes; toutes les doctrines y sont vacillantes, tous les intérêts y sont inquiets et soucieux. Les événemens ont déchiré le parti libéral, rejetant à gauche les progressistes, qui estiment que la liberté est le premier des biens et que rien n’en peut tenir lieu, à droite les nationaux, qui professent que, si le bonheur est la liberté, il est des consolations plus précieuses encore que le bonheur. Conséquence plus grave, le gouvernement a perdu ses alliés naturels, il n’a plus personne derrière lui. Sa conduite inspire à ses vieux amis du parti conservateur d’invincibles appréhensions, d’insurmontables défiances. Leur royalisme ne se croit point tenu d’approuver indistinctement tout ce que fait leur roi. La royauté qu’ils vénèrent et pour laquelle ils ont livré de si rudes combats, c’est une monarchie par la grâce de Dieu, légitimiste et féodale, « dans laquelle on ne saurait trouver le plus petit grain des idées de 1789, de 1848, de 1866, » une couronne jalouse de ses droits, esclave de ses devoirs et de sa parole, qui honore la chambre des seigneurs « comme un époux honore son épouse légitime, » et qui consulte la chambre des députés « comme un père consulte ses fils devenus majeurs. » Cette royauté, et nulle autre, représente la Prusse qu’ils aiment, leur vieille Prusse élevée et dressée par ses souverains et par ses malheurs, avec ses souvenirs, ses lois particulières, sa hiérarchie, ses corporations, l’antique constitution de ses villes et de ses villages. La politique que suit leur roi depuis 1866 froisse tous leurs sentimens, heurte toutes leurs idées. Ils ne peuvent admettre que la Prusse répudie son caractère et ses traditions pour s’unir à l’Allemagne et la conquérir subrepticement; c’est à leurs yeux un commerce illicite, une sorte d’adultère politique. L’éloquent pamphlétaire[1] qui s’est chargé d’exprimer leurs chagrins et leurs anxiétés déclare qu’il veut vivre et mourir à l’ombre du vieux drapeau blanc et noir, que la Prusse est la Prusse et ne doit pas être autre chose, qu’elle a été créée de toutes pièces par des princes qui n’avaient cure de l’unité allemande, qu’elle est faite pour protéger l’Allemagne, non pour se confondre avec elle, que cette confusion leur serait fatale à l’une et à l’autre et les perdrait. Aussi ne croit-il pas à l’avenir de la confédération du nord; il lui prédit de courtes et fâcheuses destinées. Un gouvernement joue gros jeu quand il inquiète et aliène ses amis sans pouvoir s’en faire de nouveaux, et le gouvernement prussien mécontente les conservateurs par des changemens qui les menacent, sans réussir à se concilier les libéraux, auxquels il refuse les garanties constitutionnelles.

Ce qui atténue le vice et la gravité de cette situation, c’est que

  1. Deutschland um Neujahr 1870, vom Verfasser der Rundschauen, Berlin 1870.