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pauvre et presque inhabité, nous arrivons à l’extrémité d’un promontoire d’où le regard plonge sur une plaine magnifique, telle que nous n’en avions pas vu depuis notre sortie de la Chine impériale. De nombreux îlots de maisons, sur les murailles desquelles nous ne tardons pas d’ailleurs à distinguer les traces funestes de la guerre, semblent baignés dans une mer de verdure. Des soldats impériaux venaient d’incendier récemment tout ce que des propriétaires persévérans avaient réédifié après un premier désastre. Nous parcourons successivement trois petites villes sans trouver une maison pour y passer la nuit à l’abri du vent et de la neige. Nous ne parvenons à nous loger que dans la place fortifiée de Pinchouan. Cette ville est populeuse; les rues sont remplies d’hommes remarquables par leurs costumes, leurs longs cheveux, leurs traits accentués, et je ne sais quel air d’insolence sauvage répandu sur leur physionomie. Rien qu’à leurs allures arrogantes, on reconnaîtrait des musulmans. L’un d’eux entre brusquement chez nous pendant notre repas; à l’injonction de se retirer, il répond en dégainant un coutelas. Sans attendre un ordre, notre sergent annamite, emporté par son courage et son indignation, fond sur l’impertinent, le désarme et le jette violemment à la porte. Le mandarin militaire de Pinchouan accourt sur ces entrefaites, et, après une conversation amicale, se fait donner lecture de la lettre du papa. A la cordialité qu’il nous avait témoignée d’abord s’ajouta, quand il eut entendu les éloges que le vieil astronome voulait bien faire de nous, une nuance visible de respect. Ce capitaine musulman a imaginé, pour attirer chez lui les commerçans, de les garantir contre les vols dont ils pourraient être victimes sur son territoire. Cette mesure pousse les habitans des villages, sur lesquels pèserait solidairement le poids des indemnités, à traquer les brigands et à faire la police.

Les montagnes qui courent le long du lac de Tali nous montrent déjà de loin leurs fiers sommets neigeux; les autres, plus près de nous, s’arrondissent et s’abaissent. Les petites plaines se multiplient et font pressentir la grande plaine. Dans celle de Pien-ho, pas un village ne reste debout; les ruines faites alternativement par les impériaux comme par les rebelles servent d’abri précaire à de nombreuses familles de cultivateurs qui consentent encore à semer parce qu’ils pourront récolter dans six mois, mais qui renoncent à bâtir. On nous conduit chez le père Fang, prêtre catholique chinois, court et trapu, à la face plate comme celle d’un Tartare; nous ignorions son existence, et lui n’était pas averti de notre arrivée. Nous le surprenons au milieu de la lecture de son bréviaire, et il serait difficile de peindre son étonnement. Vox faucibus hœsit, le latin restait figé dans sa gorge, ou n’en sortait que par monosyllabes absolument inintelligibles. Remis enfin de son émotion, il laissa de côté vêpres