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et complies pour nous faire cordialement les honneurs de chez lui. Le père Fang possède la seule maison du village ; il l’a construite lui-même. Ses talens d’architecte ont pu d’ailleurs se développer, car sa résidence actuelle est la quatrième que l’incendie l’a forcé d’élever. Les autres maisons ont été détruites par des soldats de passage en belle humeur. Nous couchons dans la chapelle, qui, comme celle du père Lu, sert, une fois la messe dite, à tous les usages profanes.

Le calendrier du père Fang nous apprit que nous étions au mardi gras. Moins heureux que le célèbre curé de Gresset qui put remplir dignement en trois jours tous les devoirs du carnaval et du carême, nous laissâmes s’écouler sans même les saluer d’un regret les dernières heures d’une journée marquée en Europe par tant de folles joies. Aussi peu enclin à fêter le bœuf gras qu’à partager les doctrines dont cet animal ventru semble être le symbole, j’ai toujours vivement goûté au contraire l’idée que l’église catholique oppose chaque année au culte de la force brutale et de la chair engraissée. Recevoir d’un prêtre chinois et en même temps que des Chinois les cendres qui affirment l’origine, la rédemption et la fin commune de l’humanité, quelle rude leçon pour cet orgueil si prompt à germer dans le cerveau de tout Européen hors de chez lui !

Le memento homo quia pulvis es, qui fait réfléchir partout, tire quelque chose de plus grave et de plus solennel encore du temps de malheur que traverse cette contrée. La guerre civile, les épidémies, la disette et l’émigration ont réduit, d’après des témoignages dignes de foi, la population du Yunan de près de moitié en dix ans. Pour peu que l’on s’écarte du chemin, on se heurte aux ossemens mutilés des victimes de meurtres ignorés ou impunis. Il m’est arrivé bien souvent, pour mon compte, de faire de ces découvertes qui, en France, comblent de joie les procureurs impériaux. A quelques lieues de la demeure du père Fang, séparé de celui-ci par une montagne, habite un autre prêtre, un Français, qui a caché son presbytère dans un pli de terrain, à mi-côte ; il vit là au jour le jour, sans avoir vu depuis quatorze années aucun compatriote, adoptant des enfans, s’efforçant au milieu de tous les périls de relever le courage abattu des quelques chrétiens qui l’entourent et de grouper autour de lui assez de justes pour sauver Sodome. Les détails qu’il nous donne sur le jeune empire mahométan, à la formation duquel il assiste, font frémir d’horreur, et l’on ne sait s’il faut plus s’indigner contre les tyrans sanguinaires et lascifs que contre des populations dix fois plus nombreuses qui supportent un joug honteux, non sans se plaindre, mais sans le secouer.

Le père Leguilcher vit dans une retraite absolue, loin des routes, sans rapports avec les autorités musulmanes, contre lesquelles rien