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porte; au moment où il allait la refermer sur lui, je fis un effort qui coûta beaucoup à ma vanité, et du ton le plus indifférent qu’il me fut possible de prendre : — Ah ! à propos, comment s’appelle cet individu?

— Le jeune homme a dit qu’il s’appelait Heilig, George Heilig, et qu’il venait...

— C’est bon !

Cela était peut-être dit un peu brusquement; mais aussi de quel droit mon domestique viendrait-il se fourrer dans mes affaires, et me donner des renseignemens que je ne lui demande pas? Ivan disparut, son plumeau sous le bras.

Quant à moi, je me trouvais si sot et si désappointé que j’en aurais volontiers pleuré de dépit. Je ne savais plus ni ce que je voulais, ni ce que je ne voulais pas, ou plutôt je savais bien au fond ce que je voulais, mais je n’avais pas le facile et vulgaire courage de le faire. C’était si simple cependant d’aborder franchement la question et de demander où demeurait ce jeune homme, sauf à faire ensuite ce que j’aurais jugé convenable. Seulement cela ressemblait fort à un aveu, et je n’étais pas disposé à faire amende honorable devant mon valet.

Alors je me levai de mon fauteuil, et je me mis à arpenter mon cabinet dans tous les sens en proie à une agitation nerveuse. — Eh bien! décidément j’irai! me dis-je en prenant ma canne et mon chapeau.

J’irai, c’est bientôt dit; mais encore faut-il savoir où aller. Je ne pus prendre sur moi d’interroger directement Ivan. C’eût été montrer trop d’intérêt pour ce petit Heilig. Voici comment je tournai la question : j’étais à la porte, que je tenais entr’ouverte comme pour sortir; Ivan était devant la cheminée occupé à remettre le globe d’une pendule qu’il venait de remonter. Je saisis ce moment où nous nous tournions le dos pour lui demander par-dessus l’épaule : — N’est-ce pas rue des Tanneurs que demeure ce jeune Liebig?

Je disais rue des Tanneurs comme j’aurais dit rue aux Juifs ou impasse de l’Ours-Noir. Comme cela, ce n’était plus un renseignement que je demandais, mais une simple rectification. Cette fois j’en fus pour mes frais de diplomatie, et franchement c’était bien fait. Ivan, après m’avoir appris (parbleu! je le savais bien) que le nom de l’étudiant était Heilig et non pas Liebig, me déclara qu’il ignorait absolument son adresse.

Là-dessus je sortis, et je me mis à descendre machinalement l’escalier, profondément mystifié, sortant sans aucune raison de sortir et m’arrêtant à chaque marche pour me demander lequel serait le plus ridicule, ou de rentrer sottement, étant à peine sorti,