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qu’il ne connaissait que deux choses, la Souabe et le ciel. Cette boutade ne porte point. Le Wurtembergeois ne peut séparer dans ses rêves la conservation du Wurtemberg et le rétablissement de la grande Allemagne. Il se sent à la fois très Souabe et très Allemand, Et quelle province a donné davantage à la commune patrie, a fait produire au génie germanique plus de fruits exquis et savoureux ? Si le Souabe aime trop l’Allemagne pour se réconcilier avec la paix de Prague, il est trop libéral pour se donner à M. de Bismarck ; il craindrait que le remède ne fût pire que le mal. C’est à ce double titre que Stuttgart est le foyer de la résistance à la Prusse et qu’il a mérité d’être surnommé l’anti-Berlin.

S’il est vrai que la santé soit l’équilibre, le Wurtemberg est aussi l’un des pays de ce monde qui se portent le mieux. On n’en trouve guère qui visent davantage à cet idéal de la civilisation complète où aucun intérêt n’est sacrifié. Pays d’agriculture et d’industrie, de démocratie et de classes moyennes instruites et influentes, de liberté municipale et d’excellente administration, d’enseignement populaire et de haute culture scientifique, il n’est pas de société mieux pondérée et qui s’applique davantage à se développer dans tous les sens. Nulle part l’instruction n’est plus répandue et ne répond mieux à tous les besoins ; l’éducation va chercher tout le monde en Wurtemberg, mais elle respecte le naturel, elle ne lui fait point faire pénitence. Le Souabe possède ce qui est rare dans le nord : l’abandon, l’expansion, la vivacité, le charme, et sa capitale s’en ressent ; elle n’est pas la plus belle des résidences allemandes, elle en est la plus charmante. Ce naturel qui résiste à tout est aussi la qualité souveraine des poètes et des écrivains souabes, arbres à qui les soleils du midi ont permis de croître et de mûrir en plein vent sans avoir à subir la gênante discipline de l’espalier. Ouverts à toutes les influences, à toutes les idées, ces poètes n’ont pas à craindre de cesser d’être eux-mêmes. Qu’est-ce que Schiller ? Un Souabe qu’a greffé la Grèce et qui a humé les vents orageux de la révolution française. Le passé, le présent, son cœur a tout fondu dans une harmonie forte à la fois et délicieuse. Il n’est pas d’écrivain qui soit plus homme ; bien habile qui distinguerait son génie de son âme : il avait une âme de génie. Moins grands que lui, ses successeurs de l’école souabe lui ont ressemblé en ceci, que l’art pur ne leur a point suffi, et qu’un jour ou l’autre ils ont servi d’interprètes aux grandes passions qui remuent le monde. « Que ne puis-je, s’écrie le plus parfait d’entre eux, respirer de nouveau dans le royaume doré des songes et des légendes ! Un souffle plus sévère fait vibrer les cordes de ma lyre. Ma fée s’appelle aujourd’hui la liberté, et mon chevalier s’appelle le droit. Debout, chevalier, et résiste de pied ferme aux sauvages assauts des dragons. »