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sonne dans les destinées de l’Italie de son temps ; mais il comprit, aima, pratiqua ces deux souverains génies, et c’en est assez pour lui assurer sa place au premier rang de cette aristocratie humaine, de ce groupe de héros qui, sans avoir reçu le don de produire par eux-mêmes, ont su dès le présent distinguer ce que l’avenir, parlant de leur période, ne devait nommer qu’avec enthousiasme. Élisabeth vaut double par Shakspeare, Charles-Auguste par Goethe ; les grands artistes sont les plus fiers symboles du développement humain. Dites simplement : Corneille, Molière, Voltaire, Rousseau, et dans ces quatre noms vous avez compris tous les rois, tous les ministres, toutes les favorites, tous les maréchaux, toutes les victoires, toutes les idées de notre histoire pendant deux siècles.

Goethe décrit, dans les dernières pages de son Voyage en Italie, la maison qu’il habitait à Rome : ces grandes pièces aérées, commodes, ce vaste et frais atelier où s’entassaient les plâtres de tous ses modèles favoris, ce coin de terre où le vieil abbate cultivait des citronniers, la belle vue sur les jardins, les balcons, les terrasses. — Hélas ! il lui fallut abandonner tout cela et quitter aussi la paix céleste qu’il goûtait, et qu’il sentait si bien ne plus jamais devoir retrouver ailleurs. « À l’instant du départ (avril 1788), j’éprouvai une douleur particulière. C’est en effet une émotion intraduisible que celle qui vous prend quand on s’éloigne de cette capitale du monde après s’y être pour quelque temps naturalisé, et en se disant qu’on n’y reviendra plus. Nul ne saurait parler d’un tel état à moins de l’avoir ressenti. » Et Goethe se serait bien gardé d’écrire une ligne ou d’en parler, de peur de voir trop hâtivement s’évaporer le délicat parfum de sa douleur. Pour que rien ne vînt le distraire des premières voluptés de sa peine, il ferma les yeux. Il les rouvrit cependant bientôt au spectacle du monde, toujours si beau à contempler quand notre âme est émue. « Je me remis par un plus libre élan d’activité poétique. L’idée de Tasse était sur le métier, j’en élaborai de préférence les scènes les plus en rapport avec mes dispositions du moment. À Florence, la plus grande partie de mon séjour se passa à écrire dans les jardins et les promenades, et je n’ai qu’à relire aujourd’hui certaines scènes pour retrouver la sensation immédiate de ce temps. » Comme jadis Virgile pour Alighieri, le Tasse fut pour Goethe en cette occasion un compagnon de route, mieux encore, un guide, un consolateur aux heures d’affliction :

Tu sei il mio maestro, il mio signore !

L’amant d’Éléonore d’Esté, après avoir reconduit hors d’Italie l’amant de Mme de Stein, l’aida par sa présence à surmonter bien des tristesses.