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LA QUESTION OUVRIÈRE.

par l’ensemble des affiliés. Dans certains cas, par exception, les différentes loges choisissent des délégués qui se concertent entre eux, non sans en appeler parfois à leurs constituans, et souvent après plusieurs mois de délibérations publiques l’on s’arrête à la décision qu’appuie la majorité des suffrages. Où trouver une constitution plus rationnelle et plus parfaite ? Malheureusement elle est aussi décevante en pratique que recommandable en théorie. Ce sont les membres du comité directeur qui ont la haute main et le dernier mot dans toutes les discussions. On l’a bien vu dans la dernière et immense grève des puddlers du Staffordshire, qui, de l’aveu des défenseurs mêmes des trade’s unions, a été déterminée uniquement par la junte directrice.

Il est naturel, il est inévitable que les fonctionnaires qui sont à la tête de ces associations aient une disposition, inconsciente peut-être, à encourager, si ce n’est à provoquer les grèves. Ce serait mal connaître les hommes que de ne pas les croire capables d’abuser des pouvoirs presque illimités que les circonstances leur ont confiés. Ce serait ignorer complètement le caractère de ces ouvriers parvenus que de ne pas constater l’irrésistible fascination qu’exerce sur leur esprit naïf la facilité de jouer un rôle public et d’être aux yeux de tous des personnages. Présider de grands meetings, faire des discours devant de nombreuses assemblées, rédiger des manifestes, parlementer sur le pied d’égalité avec d’opulens patrons, diriger, pousser, retenir les masses obéissantes, conclure et signer des traités de paix, voir son nom imprimé dans tous les journaux et répandu sur tout le territoire, est-ce qu’il n’y a pas dans cette puissance et dans cette célébrité, si éphémères qu’elles soient, un appât séducteur, un charme entraînant, un indomptable attrait ? Toutes ces jouissances, qui semblaient autrefois réservées aux classes riches, il est donné aujourd’hui aux esprits distingués des classes inférieures de les savourer ; c’est avec délices et enivrement qu’ils goûtent ce fruit jusque-là défendu. L’on amuse les hommes comme les enfans avec des hochets. Dans ces jeux de l’ambition, ils peuvent apporter plus de sérieux et de gravité en apparence, mais au fond ils gardent la même naïveté. La plupart de ces chefs ne sont d’ailleurs pas des ambitieux vulgaires, ce sont aussi des croyans ; ils ont foi en leur credo, ils se regardent comme les représentans attitrés de l’humanité souffrante et militante, comme les pionniers de l’avenir. Au sentiment exagéré de leur importance personnelle, ils joignent celui d’une mission providentielle ; ce sont des tribuns doublés d’apôtres.

Nous arrivons à ces grandes associations nationales qui fournissent aux partisans de l’unionisme l’objet de peintures complaisantes