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LA QUESTION OUVRIÈRE.

plus perfectionnée de l’industrie, l’assistance de machines plus puissantes, l’accumulation de capitaux nouveaux, par l’ouverture de marchés lointains, l’on peut développer dans une très large mesure cette force productive qui réside dans la tête et dans les bras de l’homme. C’est là le progrès réel et désirable. Quant à prendre au patron ou au consommateur pour donner à l’ouvrier, c’est une pure chimère. L’ouvrier serait la première victime d’aussi déraisonnables tentatives. Faire hausser le prix des choses pour obtenir un plus fort salaire, c’est un jeu d’enfant sans réflexion, car, si un pareil mouvement s’effectuait dans toute la série de la production, l’ouvrier, payant plus cher toutes les choses qu’il achèterait, aurait une rétribution nominalement grossie, effectivement stationnaire. — Mais le patron, nous dit-on, voilà l’exploiteur auquel il faut faire rendre gorge. Déplorable illusion de la souffrance ou de l’envie ! Bien loin d’être trop élevés, les gains des industriels ne sont actuellement que suffisans pour entretenir l’esprit d’entreprise, ce ressort moteur de toute civilisation. Autrefois, au début de la grande industrie, alors que la concurrence n’était pas encore éveillée, les profits purent être très considérables ; d’immenses fortunes purent s’élever en peu de temps. Aujourd’hui, soumise à la lutte de toutes les nations du monde, à toutes les éventualités d’un commerce souvent traversé par des crises, les gains des manufacturiers sont modestes, et ne font que compenser les risques auxquels leur existence et leurs capitaux sont assujettis. Un sceptique grec, auquel l’on montrait dans le temple de Neptune un double rang de gouvernails offerts par les matelots que leurs invocations au dieu avaient sauvés de la tempête, répliquait par cette parole : « mais où sont les gouvernails de ceux qui ont été engloutis dans les flots ? » Il en est de même du temple de la Fortune : l’on y voit en lettres d’or les noms des hommes qui sont sortis victorieux de ce rude combat de l’industrie ; il n’y est fait aucune mention de ceux qui ont succombé dans la lutte, et pourtant ils sont nombreux, mais ils n’attirent pas la vue et demeurent ignorés. Ainsi l’on ne peut toucher aux profits des patrons sans tuer l’esprit d’entreprise. C’est donc ailleurs que l’ouvrier doit chercher la mine qu’il peut et qu’il doit exploiter : cette mine, c’est la nature, et c’est aussi lui-même. Il est deux mots austères qui sont le commencement et la fin de toute saine philosophie sociale. « Effort et sacrifice, a dit Kant, ce sont les élémens de toute vertu ; » ajoutons : Ce sont les deux sources de toute prospérité.


Paul Leroy-Beaulieu.