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Il n’y a plus une gauche unique, il y en a deux ; il y a, pour parler le langage du jour, une gauche ouverte et une gauche fermée, une gauche constitutionnelle et une gauche radicale ou républicaine. Le protocole a été signé dernièrement avec toutes les formes diplomatiques par les plénipotentiaires des deux puissances, nous voulons dire des deux fractions, M. Ernest Picard et M. Jules Grévy. On s’est séparé avec une courtoisie sous laquelle perce une certaine aigreur ; enfin la scission est complète. On n’avait pas besoin d’aller chercher dans des histoires de journaux, dans des indiscrétions propres à mettre en jeu les susceptibilités personnelles, des raisons de séparation ; s’il n’y avait eu que ces petites piqûres, ce serait trop puéril. La rupture ostensible s’est accomplie parce qu’elle répondait à une dissidence profonde, parce qu’elle était dans la nature des choses, parce que l’alliance formée il y a huit mois par le manifeste du 15 novembre 1869, avant la session, avant le ministère du 2 janvier 1870, avant la réforme constitutionnelle, n’était plus qu’une fiction compromettante, et, s’il y a un fait surprenant, c’est que M. Ernest Picard ait eu l’air jusqu’au bout de se laisser pousser dans ce qu’il continue à ne pas vouloir appeler une évolution. Il a fallu presque le mettre dans l’impossibilité de faire autrement. Cet homme d’esprit s’est vu réduit à la cruelle extrémité d’avoir du bon sens, de la raison, de la décision presque par force, et il a fallu que M. Jules Grévy lui rendît le service de lui fermer poliment la porte de la rue de la Sourdière en refusant de provoquer une réunion générale de la gauche qu’il sollicitait. Voilà par quelle série de malheurs et de contrariétés a dû passer l’honorable M. Picard pour arriver à être le chef de la gauche ouverte, par opposition à la gauche fermée de la rue de la Sourdière. Maintenant la chose est faite, il n’y a plus à y revenir, et ici s’élève une autre question. Évidemment l’évolution de M. Ernest Picard et de ses amis n’aurait aucun sens, si elle ne signifiait que la gauche nouvelle entre franchement, complètement, dans la vie constitutionnelle, en acceptant toutes les conséquences de cet acte définitif, sans exclure la perspective même du pouvoir. Cette fraction de la gauche devient un des élémens des combinaisons futures. Par ce côté, elle touche au centre gauche, avec qui elle a de manifestes affinités. C’est là justement ce qui fait l’importance de cette évolution. Désormais, par des rapprochemens devenus possibles, il peut se former un groupe sérieux ayant un rôle à jouer dans nos luttes publiques, ouvrant un asile à tous les esprits libéraux et indépendans, devenant le premier noyau d’un parti qui peut s’étendre par des élections nouvelles, offrant au pays des garanties de modération.

Au fond, entre M. Picard, qui a sans doute fait quelques façons pour entrer dans cette voie, mais qui a fini par y entrer, et ses anciens amis de l’autre gauche qui restent dans leur camp fermé, où est la vérité ? C’est certainement M. Ernest Picard qui est le vrai politique, précisément parce qu’il ne se sépare pas du pays, parce qu’il accepte de servir