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là, le roi-héros ! — « de Londres, de l’Angleterre, de la Russie et de la situation isolée de la Prusse. » Le prince se concerta avec Stein pour présenter au roi une pétition qui l’engageait à éloigner Haugwitz des affaires. Frédéric-Guillaume III eut un éclat de colère, et défendit le palais à son cousin. Pendant ce temps, la cour s’amusait. « La reine donne le 12 une fête champêtre à Charlottenbourg… On verra des paysages suisses, on dansera, on jouera… Radzivil chantera le ranz des vaches… La reine voulait que j’apparusse en berger… avec mon cœur plein d’amour pour Pauline, plein de douleur sur les temps misérables où nous vivons, plein de soucis et de tristes pressentimens pour l’avenir. »

Que serait devenu ce prince intelligent, patriote, populaire, en une position moins fausse, avec une éducation différente, dans un état moins gangrené que la Prusse de 1806 ? — Sa popularité en effet répondait à ses facultés. « Dans ce qu’on appelait alors l’opinion publique en Prusse, dit un contemporain, il donnait le ton, et il le faisait d’une façon bruyante ; mais tous les élémens de la société qui avaient pour point d’attraction mutuelle leur haine de Napoléon se réunissaient autour de lui. » Malheureusement, si la nature en le comblant de ses dons, si l’opinion en se ralliant autour de lui semblaient le désigner pour être le sauveur de son pays, s’il était libre de la sotte superstition de ses concitoyens, qui croyaient encore obstinément en l’excellence de l’édifice de Frédéric, il lui manquait aussi la vieille rigueur, la vieille discipline prussienne. Nostitz, son aide-de-camp, son ami, qui faillit périr à ses côtés, regretta toujours que ce prince, si brave, si jeune, maître dans tous les arts chevaleresques, intelligent, spirituel, n’eût pas été élevé dans les traditions de sévérité et de subordination prussiennes. « Le manque d’une occupation digne de lui, l’éloignement où on le tint toujours de tout ce qui aurait pu développer ses grandes qualités par une activité plus haute, ont mis dans son âme un poison mortel qui l’a égaré souvent. Pourtant le noble fond qui était en lui ne s’est jamais démenti dans les momens décisifs, mais une grande force était dissipée. » Seul dans ce monde d’officiers bravaches, si éloignés des habitudes d’ordre et de régularité traditionnelles dans la vieille Prusse, si remplis de confiance en leur invincibilité, Louis-Ferdinand doutait du succès ; il fut heureux de la déclaration de guerre, mais il n’osait croire à la victoire alors que personne ne la mettait en question. « Je désire la guerre, écrivait-il, parce qu’elle est nécessaire, parce qu’elle est la seule chose qui nous reste à faire, parce que l’honneur l’exige, mais je sais très bien que nous pourrons succomber… » Ceux qui l’approchaient connaissaient ces dispositions. « Le véritable héros de la voix publique, dit Woltmann en ses mémoires, n’était point possédé d’un orgueil aveugle et