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LA MENDICITÉ DANS PARIS.

dossier, préparé d’avance, a reçu toutes les pièces qui peuvent être utilement consultées. D’un seul coup d’œil, on voit à qui l’on a affaire, et quatre-vingt-quinze fois sur cent c’est à une vieille connaissance. Il y a des mendians âgés de vingt-cinq ans qui, plus de quarante fois, se sont accoudés contre la petite barrière prudemment élevée entre le chef de service et les gens qu’il interroge. Voyant un homme fort jeune encore qui avait déjà été arrêté une quinzaine de fois, je ne pus m’empêcher de dire : « Mais la mendicité est donc un vice incorrigible ? » Un employé, qui passait, répondit : « La mendicité est une passion. » Les types se succèdent avec des différences de surface, car le fond est toujours le même : paresse et abrutissement. Des gens parlent de leur grand âge et de la peine qu’ils ont à travailler à cause de leur vieillesse ; on vérifie la date de leur naissance, ils ont quarante-sept ans. On leur dit : Vous devez avoir eu quelque affaire ? Ils répondent : Pas beaucoup, trois ou quatre seulement. Une affaire, c’est avoir comparu en police correctionnelle ou en cour d’assises. J’en ai vu un traînant le pied, minable, l’œil inquiet, la barbe hérissée ; ses longs cheveux lui donnaient l’apparence d’un paquet de crins d’où serait sorti un bout de nez échancré ; du fond de cette masse velue et mal peignée s’échappait une voix sourdement éraillée ; on eût dit que tous les égouts du vice s’étaient vidés sur lui. À toute interrogation, il répondait par un grognement affirmatif. Il est marié, il a des enfans, il a lassé toutes les sollicitudes, il connaît le chemin de la maison de répression, il y retourne sans peine, il n’est point récalcitrant et dit : Je ne suis pas luxueux ; avec deux sous de pain par jour, je peux bien vivre.

Beaucoup de ces hommes qui, en liberté et livrés à eux-mêmes, sont d’insupportables paresseux, deviennent, dès qu’ils sont incarcérés, d’assez bons travailleurs ; promptement ils gagnent des sommes relativement importantes : cent francs, deux cents francs, quelquefois plus. Ils demandent à être relaxés. Quoiqu’on sache parfaitement ce qui va se produire, on leur donne la clé des champs, parce qu’il n’y a aucune raison qui permette de retenir sous les verrous un homme propriétaire d’une masse suffisante pour subvenir aux premiers besoins. Trois jours après, l’individu est arrêté en flagrant délit de mendicité, et lorsqu’on fait devant lui le compte de l’argent qu’il possédait, qu’on lui explique que facilement il eût pu vivre pendant un ou deux mois, il répond : Ah ! voilà, j’ai fait la noce, — et cent fois de suite il recommencera, et ils sont presque tous ainsi. Peut-être est-il moins difficile d’agir moralement sur un voleur que sur un mendiant de profession. Il y a beaucoup de mendians à Paris ; en 1869, on en a incarcéré 2,588, parmi lesquels les hommes représentent les deux tiers. La femme est plus résistante,