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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/232

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REVUE DES DEUX MONDES.

le gouverneur de Yokohama. Parmi eux, j’aperçus l’interprète Sinagawa. Sur mes interpellations, il répondit que nous trouverions les cadavres au bout de la grande allée, près du puits, là où le chemin fait un coude pour aller à Daïbouts. Il ne savait pas les noms des victimes, il ne les avait pas même vues ; le gouverneur l’avait envoyé à Kamakoura pour qu’il se mît, en cas de besoin, à la disposition des autorités étrangères. Il était prêt à nous suivre, si nous le demandions.

Nous mîmes nos chevaux au galop et descendîmes l’allée ; mais avant d’arriver au bout nous ralentîmes l’allure, et d’un silencieux accord nous nous arrêtâmes soudain tous deux. À quelques pas devant nous, il y avait quelque chose d’inconnu, de terrible. Nous avions peur de voir ce que nous étions venus chercher, et ce que nous savions maintenant avoir trouvé. Nous descendîmes lentement de cheval, donnant les brides au betto, qui se tenait près de nous, couvert de sueur et haletant.

À dix pas devant nous, l’un près de l’autre, étaient couchés deux corps sur lesquels on avait jeté une vieille natte de paille. Je la soulevai en frémissant, et je vis deux cadavres horriblement mutilés. Mon imagination maîtrisait à tel point tous mes sens, que pendant quelques instans je restai persuadé que j’avais sous les yeux les corps de Wirgman et de Bonnay. Pourtant ce n’étaient pas eux. Je me sentis presque soulagé malgré l’horreur du spectacle. « Les connaissez-vous ? demandai-je à voix basse à de Brandt. — Non, » me répondit-il sur le même ton. Le betto voulut s’approcher aussi, mais les chevaux se défendirent furieusement.

Les deux cadavres étaient couchés sur le dos, les bras étendus en croix, les jambes écartées. Le premier était le corps d’un homme de carrure athlétique, à la chevelure et à la barbe noires et épaisses. Sa figure ne portait aucune blessure, et avait gardé jusque dans la mort une expression de mâle résolution ; les yeux grands ouverts, ternes, vitreux, terribles, semblaient regarder. Dans la main droite, dont deux doigts étaient coupés, il tenait un revolver ; le canon était plein de terre ; dans la main gauche, il avait un tronçon de cravache en baleine tranchée comme par un rasoir ; cette cravache était couverte de sang ; on voyait à côté de sa hotte un éperon cassé. L’autre cadavre était celui d’un jeune homme blond ; ses bras et ses jambes étaient tailladés de coups de sabre, mais dans le buste et à la tête je n’aperçus d’abord aucune blessure ; une expression de douleur poignante était répandue sur cette figure pâle, calme et belle ; les yeux étaient à moitié fermés comme dans un rêve ; le chapeau était tombé, et sa longue et soyeuse chevelure blonde était souillée de sang ; la montre, pendant encore à la chaîne, avait glissé