Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/289

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La jeune dame, vive et pleine de charmes, qui exerçait sur son époux tout l’empire d’un nouvel amour, appartenait par sa mère à la puissante maison des Czartoryski, branche collatérale de la race royale des Jagellons. Or le lecteur de nos jours aura peine à croire que cette illustre famille, maintenant naturalisée parmi nous par un glorieux exil, était à ce moment, de toutes les têtes de la noblesse polonaise, la plus opposée aux vues de la France et la plus engagée dans les desseins de la Russie. C’était de sa part, à la vérité, un changement de front assez récent, car jusqu’au commencement du XVIIIe siècle elle avait été au contraire l’âme du parti français. Dans ses malheurs, Stanislas n’avait pas eu d’amis plus fidèles que ses deux chefs encore vivans, les princes Auguste et Michel, deux vrais Français d’ailleurs par la politesse de leurs mœurs et la culture de leur esprit; mais ils ne pouvaient pardonner à la France la triste issue de leur dernière entreprise, et, s’étant crus joués ou sacrifiés par elle, le dépit les avait jetés dans le camp de leurs vainqueurs. Leurs lumières d’ailleurs et leurs vues politiques, très supérieures à celles de leurs compatriotes, les engageaient par un calcul singulier, mais compréhensible, dans cette voie contraire à tous leurs précédens héréditaires. Ayant beaucoup voyagé et avec fruit, ils comprenaient que les détestables institutions de la Pologne conduiraient leur patrie tôt ou tard à sa perte, et ne voyaient d’autres ressources pour l’y soustraire qu’une révolution qui fortifierait le pouvoir monarchique en restreignant les prérogatives exagérées de la noblesse. Or attendre une pareille réforme d’une réaction intérieure eût été une espérance chimérique, car comment décider les intéressés à se démettre volontairement de leurs prérogatives? Force était donc à leurs yeux de recourir au concours d’une puissance étrangère. Désespérant de celui de la France, ils se décidaient, faute de mieux, à s’appuyer sur la politique russe, dangereux auxiliaire assurément, et qui pouvait faire payer cher son assistance ; mais, enivrés de leur vaste clientèle et de leur immense fortune, les Czartoryski se flattaient qu’ils sauraient se servir de l’influence de la Russie tout en contenant son ambition et arrêter l’incendie après avoir fait au feu sa part. Telle est l’explication que cette famille a toujours donnée de son intimité avec la Russie pendant la période critique qui précéda l’agonie de sa patrie. Si ce calcul fut une illusion, et il serait difficile aujourd’hui de le qualifier autrement, la suite a bien prouvé que la source en était pure, et jamais erreur d’un jour ne fut plus cruellement rachetée. Rien ne peut dispenser l’historien qui le signale de s’incliner en même temps devant un nom qui est devenu le symbole même de la résistance à l’oppression, et que la vertu, le malheur et la grâce ne cessent d’entourer d’une lumineuse et mélancolique auréole.