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l’infestaient il y a peu de temps encore. Ils sont fournis par les villages ; le gouvernement leur donne chevaux, fusils et lances, mais ils ne reçoivent aucune solde, et n’ont d’autre privilège que d’être exempts de la prestation personnelle : aussi vivent-ils en général « sur le pays, » prenant à droite et à gauche ce qu’on veut bien leur donner ou ce qu’ils trouvent à leur convenance. Même quand ils prennent ce qu’on ne leur donne pas, ce n’est à leurs yeux que profiter légitimement de cette hospitalité dont les Indiens se font gloire. Le Tagal se vante de pouvoir traverser toute l’île de Luçon, de Cagayan à Albay, sans dépenser un réal, car toute maison indienne lui est ouverte. Bien qu’étranger aux endroits qu’il traverse, il entre sans mot dire dans la première case de bambou qu’il rencontre, s’y installe pour la nuit, prend part au repas de la famille, et repart le lendemain sans seulement remercier, tant la chose lui semble naturelle. Le long de la route que nous suivons sont étalés sur de petites échoppes quelques bananes, du buyo, un peu de riz enveloppé dans une feuille de bananier. Le passant choisit ce dont il a besoin et continue sa marche sans payer; personne n’y trouve à redire.

San-Fernando est la résidence de M. Martinez et le but de notre voyage. C’est un grand village de 12,000 habitans, situé au bord de la rivière Bétis, au milieu des aréquiers, des manguiers, des bambous. La maison de M. Martinez, celle du curé et le siège de la municipalité, qu’on nomme dans l’espagnol du pays la casa tribunal, sont construites sur le modèle des maisons de Manille. Presque toutes les autres sont de ces maisons légères que les Espagnols appellent casas de caña y nipa.

A peine sommes-nous arrivés qu’une députation d’Indiens, précédés d’une musique, se présente pour nous offrir ses félicitations; c’est la municipalité indienne, son chef, le gobernadorcillo, en tête. Ils portent comme tous les Indiens la chemise hors du pantalon; mais, pour constater leur dignité, ils mettent par-dessus une petite veste ronde d’étoffe noire : ce sont des personnages. Le gobernadorcillo ou capitan, qui équivaut à un maire de village, porte la canne à grosse pomme d’or des autorités espagnoles; ceux qui l’accompagnent sont les principaux (principales) de l’endroit, qui y ont exercé ou y exercent des fonctions. Le chef de ce corps municipal, sinon le corps tout entier, est censé avoir une certaine instruction et savoir l’espagnol; en fait, c’est chose fort rare, et le gobernadorcillo se fait presque toujours assister, pour se tirer d’embarras dans les circonstances difficiles, par un adjoint extra-officiel qui reçoit le nom de directorcillo. A San-Fernando, le capitan et son adjoint semblaient aussi embarrassés l’un que l’autre; ils se tenaient devant