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et convaincue de son inaptitude à nommer en connaissance de cause ses représentans, délègue sa puissance élective à une petite élite de mandataires à qui elle donne sans condition plein pouvoir d’élire qui bon leur semble, en un mot une sorte de blanc-seing, — ou bien, se refusant à abdiquer et à faire ainsi entre les mains d’un petit nombre de privilégiés l’abandon volontaire de ce qui est en somme la réalité du droit de suffrage, elle ne voit dans les électeurs du second degré que des sortes de commissionnaires chargés de déposer dans l’urne un nom convenu à l’avance, et ne les nomme qu’après leur avoir imposé ses choix et ses volontés propres. Or qu’espèrent-ils, ceux qui prônent aujourd’hui le suffrage à deux degrés? quel est leur but? quelle est leur attente? Effrayés de voir, grâce au suffrage universel, la masse seule faire loi, craignant l’écrasement de l’intelligence par le nombre, tremblant enfin de se voir irrémédiablement noyés par cette marée montante, dont trop souvent, hélas! le moindre souffle remue furieusement l’ignorance et les passions, ils veulent, sans avoir l’air d’y toucher, jeter une digue où vienne se briser le flot envahisseur. Restreindre ouvertement le suffrage, ils ne l’oseraient; mais le subtiliser, l’accaparer tout doucement à leur profit, c’est une autre affaire. Le suffrage à deux degrés, c’est le gobelet à l’aide duquel le plus honnêtement du monde ils pensent escamoter le suffrage universel. Ils comptent que l’électeur confiant se démettra entre leurs mains, et se reposera sur eux du soin d’arranger pour le mieux les affaires. Hommes pleins d’illusions, quittez cette espérance; le peuple flairera votre arrière-pensée et ne se laissera point prendre. Du premier coup, il démolira votre machine, ou bien, s’il consent à la laisser fonctionner, c’est à sa guise, à son profit qu’il s’en servira. Il la corrigera en y ajoutant un rouage, le mandat impératif au premier degré, et alors qu’aurez-vous gagné? En serez-vous moins écrasés par le nombre? vous résignerez-vous au simple rôle de porte-voix ? et pensez-vous d’ailleurs qu’on ira s’adresser à vous? Chimère ! c’est aux meneurs et aux orateurs de clubs que s’attachera la confiance publique. Quant à vous, gens tranquilles et timorés, votre influence n’en pèsera pas un grain de plus qu’auparavant.

Pour nous, qui, dédaignant toute préoccupation personnelle, estimons que la loyauté, le respect du droit et de la justice, valent mieux que toutes les roueries pour assurer le triomphe de la vérité, nous ne pouvons à aucun prix, dans aucune hypothèse, accepter le suffrage à deux degrés. Vote de confiance ou mandat impératif, c’est toujours à nos yeux le résultat d’une confusion de principes et la source d’injustices funestes. Si, par impossible, la population électorale veut bien prendre le suffrage à deux degrés, ainsi que le prétendent ceux qui le lui présentent; si elle consent à constituer à ses