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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/515

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note élégiaque du premier amour, Deux petites filles, Enfantillage, ne sont pas assurément des chefs-d’œuvre; mais la pensée de l’écrivain gagne enfin à se préciser sobrement un peu plus de relief et de couleur. Évidemment le talent de M. Silvestre est plus à l’aise dans les petits tableaux de genre et les mignonnes fantaisies que dans les pièces de haute allure ou les peintures d’inspiration psychologique. Sa muse n’est pas propre à débrouiller les vastes chaos d’idées, ni à faire planer des hauteurs bibliques l’esprit de Dieu sur les eaux. Le tort de M. Silvestre, à en juger par le recueil dont nous avons essayé de pénétrer le sens, est de prendre le pêle-mêle amphigourique, l’entassement des mots sonores et de vaste compréhension, pour la majesté grandiose du penseur en vers. Ce qui domine, par exemple, dans ses métaphores, c’est ce que l’on pourrait nommer la couleur sanguinolente : pour lui, le flambeau de Sirius est «sanglant, » le « sang » des vestales a des chaleurs qui dessèchent, les vents du ciel boivent, comme une coupe pleine, le « sang» des morts, le « sang » des cœurs s’incruste aux lèvres de la beauté; la mer, elle aussi, a son «sang » lumineux, comme les illusions tombées ont leur « sang » vermeil et doux. On nous permettra d’en passer.

L’esprit d’innovation poétique, qui s’égare visiblement avec M. Silvestre, nous a paru mieux inspiré chez M. Armand Renaud. M. Renaud commence par nous prévenir qu’il repousse toute école, toute théorie littéraire; il ne veut ni drapeau, ni joug, ni esthétique a priori ; sa devise est « point d’art vrai sans la liberté. » Dans un recueil précédent intitulé Pensées tristes, M. Renaud s’était pris aux réalités sociales, aux problèmes de la vie moderne; il passe maintenant d’un bond à l’Orient, à l’Asie musulmane, à la Perse. Son livre des Nuits persanes est une épopée mystique inspirée par diverses productions orientales traduites chez nous dans ces derniers temps, entre autres le Livre des rois, le Langage des oiseaux, de Farid-Uddîn-Attâr, les quatrains de Khéyam.

La première partie du volume, Gul et Bulbul, représente l’amour dans la nature sous l’enveloppement mystérieux et primitif de la création. Ici l’homme n’agit pas encore; il écoute le rossignol, amoureux de la rose insensible, et dont les modulations provoquent les moqueries des autres oiseaux. Bulbul, irrité, veut frapper Gul (la rose) d’un coup d’aile; mais, le moment venu, il n’en a pas le courage, il se contente de dérober à la fleur dormante un petit brin de feuille, puis s’envole avec son butin. Un soir, pensant de nouveau voir son amante endormie, il s’approche : c’était la lèvre fraîche et entre-close de Zouleika, une des femmes du harem. Triste et plaintif, Bulbul pour la rose dédaigne la houri elle-même et le paradis. Quand, sous les feux torrides de midi. Gul, oppressée, va périr, Bulbul vole vers un lac situé à plus d’une lieue de distance, et revient faire tomber sur la fleur une goutte de rosée qui la sauve; mais arrive plus tard la saison de la bise : le rossignol et la rose