Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/55

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
49
LA PRINCESSE TARAKANOV.

Sa naissance, ses projets n’étaient un secret pour personne à Venise ; c’était le sujet ordinaire de toutes les conversations dans la société polonaise et parmi les jeunes officiers français que le goût des aventures avait attirés auprès du palatin de Vilna, et qui se proposaient de le suivre en Turquie. Elle n’avait pas de plus chauds admirateurs de son esprit et de sa beauté, et elle les étonnait par la profonde connaissance qu’elle paraissait avoir des intérêts politiques de la plupart des nations de l’Europe. Radzivil la visitait chaque jour accompagné de Domanski, lequel lui servait de secrétaire, et avait avec elle de longs entretiens.

Elle recevait beaucoup de monde. Un ami du prince de Limbourg établi à Venise, le baron Knorr, qu’elle avait créé, de son autorité privée, seigneur de Krymov, jouait auprès d’elle le rôle de tuteur, faisait sa correspondance, gouvernait sa maison. Les Polonais et les Français remplissaient son salon. Outre le prince Radzivil, on voyait parmi les plus empressés le comte J. K. Potoçki, un des chefs de la confédération de Bar, le staroste de Pinsk, et un jeune homme appelé Czarnowski. Divers personnages étrangers, et quelques-uns assez singuliers, se mêlaient à cette société, entre autres deux capitaines de navires barbaresques, Hassan et Méhémet, et un Anglais, Édouard Wortley Montague, fils de la célèbre voyageuse Mary Montague, — homme d’un caractère excentrique et de beaucoup d’esprit, assez aventurier, qui avait été matelot, conducteur d’ânes en Portugal, enfermé à Paris au Châtelet pour je ne sais quel démêlé avec la justice, et qui, s’étant fait en dernier lieu musulman, parlait d’aller s’établir à Tunis. Malgré une dignité qu’on aurait pu prendre pour de la hauteur, malgré une réserve habituelle de langage qui maintenait autour d’elle un ton irréprochable, la princesse semblait s’être fait une règle de ne dédaigner aucune relation, sachant par expérience qu’il pouvait y avoir quelque avantage à tirer de la plus humble ou de la plus étrange.

Le directeur de la banque de Venise, Martinelli, fort répandu dans la société polonaise, était un des amis les plus choyés par la princesse. Peut-être espérait-elle qu’à sa recommandation la caisse de la banque lui serait toujours ouverte. Elle se trompait ; après quelques avances, la banque lui ferma poliment, mais obstinément, son crédit. Aussi le seigneur de Krymov avait beau s’ingénier, il ne pouvait empêcher la gêne de pénétrer dans la maison. La princesse, déjà obligée de réduire le train qu’elle avait tenu jusqu’alors, allait être réduite aux expédiens, lorsque heureusement Radzivil et les Polonais résolurent de se transporter à Raguse pour se rapprocher encore de la Turquie. La princesse crut à propos de l’y devancer. Le jour de son départ, Radzivil et sa sœur vinrent avec une