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suite nombreuse pour lui faire cortège jusqu’au port, et là, prenant la parole au nom de ses compatriotes, il lui exprima l’espérance de la voir bientôt assise à la place où sa naissance l’appelait. Elle répondit qu’impératrice de Russie, elle mettrait sa gloire à réparer envers la Pologne le crime qu’une autre impératrice avait commis. C’était la première fois que sa naissance et ses projets étaient officiellement déclarés.

Radzivil avait obtenu du consul de France à Raguse, M. Descriveaux, qu’il cédât à la princesse sa maison de campagne, située à deux pas de Raguse, dans une position délicieuse, sur un coteau semé de jardins, de villas et de vignes, non loin de la route qui conduit du port de Gravosa à la ville. Aussitôt que Radzivil et ceux qui l’accompagnaient furent arrivés, cette charmante habitation devint le quartier-général de l’expédition, Radzivil subvenait à toutes les dépenses et dînait presque tous les jours à la table de la princesse, qui ne manquait pas d’inviter les personnages les plus marquans de la société polonaise et française. Elle avait entre les mains des pièces qui établissaient d’une manière authentique et décisive, à son gré, les droits qu’elle revendiquait à la couronne impériale. C’étaient, entre autres, deux pièces par lesquelles Pierre le Grand et Catherine Ire avaient réglé l’ordre de la succession au trône ; la plus importante était le testament de l’impératrice Élisabeth Pétrovna, qui désignait pour héritière de la couronne sa fille Élisabeth, et pour régent, jusqu’à la majorité de la princesse, le duc Pierre de Holstein. Ces pièces, qu’elle communiqua au prince Radzivil, témoignaient d’une parfaite connaissance de la situation et du personnel de la cour, ainsi que des traditions politiques et du style de la chancellerie russe. Elle se proposait de les publier à l’appui du manifeste qu’elle ne tarderait pas à lancer ; mais elle voulait en faire tenir copie sans tarder au commandant de la flotte russe mouillée en ce moment dans la rade de Livourne ; c’était le frère du favori de Catherine II, Alexis Orlof, qu’on disait avoir alors de graves sujets de mécontentement, et qu’elle pouvait se flatter de gagner sans peine à son parti. D’où tenait-elle ces documens ? Radzivil ne parut pas s’en inquiéter ; il n’éleva pas la moindre objection, soit qu’il eût pris le parti de tout admettre sans y regarder de trop près, soit qu’elle eût eu l’adresse de lui expliquer d’une manière plausible comment ces papiers se trouvaient en sa possession.

Cette société étrangère, d’allure martiale et brillante d’espérance, répandait dans Raguse une animation extraordinaire. L’histoire de la princesse dont chaque jour révélait de nouvelles et romanesques péripéties, son refus d’épouser le shah de Perse, ses voyages à travers la Russie qu’elle avait parcourue en habits d’homme, l’éclat de