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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/67

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LA PRINCESSE TARAKANOV.

à Pise dans une maison qu’Orlof lui avait fait meubler magnifiquement ; mais elle était souvent à Livourne, où le consul anglais et sa femme, certainement instruits des projets d’Orlof, lui donnaient asile chez eux et la recevaient avec les plus grandes démonstrations de respect. Orlof, de son côté, lui rendait des soins assidus ; il l’entourait de tels honneurs qu’il n’avait pas eu besoin de s’expliquer pour qu’elle le comprît. Il se plaignait amèrement de Catherine, qu’il taxait d’ingratitude, et la chute de son frère, sacrifié récemment à Potemkin après une longue faveur, donnait de la vraisemblance à ses griefs ; il laissait clairement entendre qu’ils saisiraient tous deux avec joie l’occasion de se venger. Il attendait seulement, pour publier le manifeste de la princesse, que l’amiral Greigh, dont il disait n’être pas assez sûr et qui avait sous ses ordres une partie de la flotte, fût éloigné. Le crédit de la princesse sur le comte Orlof était évident ; aussi ses officiers la courtisaient, et Cristeneck l’avait suppliée de demander pour lui le grade de capitaine, qui lui fut en effet accordé à la prière de la princesse. Elle reçut, pendant le carnaval, des billets mystérieux dans lesquels on la saluait impératrice de toutes les Russies. Le dévoûment dont Orlof lui prodiguait les témoignages ressemblait de plus en plus à de l’amour ; il entretenait à Pise une maîtresse qu’il renvoya en donnant le plus d’éclat possible à cette rupture. Enfin le consul anglais se rendit un jour chez la princesse avec une solennité inusitée pour lui adresser une prière que son ami le comte Orlof, craignant de manquer au respect qu’il devait à sa souveraine, n’osait lui faire de sa propre bouche ; il la suppliait de lui dire, puisqu’elle voulait bien se confier à son courage, s’il pouvait espérer qu’un jour elle ne repousserait pas les vœux de son humble sujet. Elle ne s’offensa pas de cet hommage, et plusieurs indices autorisent à croire qu’Orlof n’eut pas honte de la tromper par un mariage simulé pour lequel il se servit d’un aumônier de la flotte.

Orlof voulut, comme pour célébrer ces fiançailles, lui donner, dans la rade de Livourne, le spectacle d’un combat naval. Elle accepta sans hésiter. La présence du consul anglais, de sa femme et des autorités de Livourne, auxquelles un banquet était offert par l’amiral, semblaient écarter en effet toute idée d’un piège. Domanski, sortant du silence dans lequel il s’enfermait depuis longtemps, essaya de l’arrêter au bord de l’abîme. Elle ne tint aucun compte de ses prières. Plusieurs chaloupes pavoisées reçurent les invités. La princesse prit place dans la première avec Orlof, Cristeneck et les deux Polonais ; John Dick, sa femme et quelques autres personnages étaient dans la seconde. Attentive aux discours d’Orlof et au spectacle qu’elle avait sous les yeux, elle ne s’aperçut pas