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que la seconde chaloupe cessa de les suivre au bout d’un instant. Au bruit des canons, des cris de vive l’impératrice et de mille acclamations, nouvelles à ses oreilles, qu’elle prenait pour elle-même, elle monta, rayonnante et majestueuse, à bord du vaisseau amiral. La joie, l’orgueil, l’éblouissement, ne lui permirent pas de remarquer qu’Orlof s’était déjà éloigné, et qu’il ne restait auprès d’elle que Cristeneck et ses Polonais, déjà entourés de soldats. Tout à coup le capitaine Litvinof les fit désarmer, et, la séparant d’eux aussitôt, lui déclara qu’elle était prisonnière.

À la même heure, on s’emparait de ses papiers à Pise, et ses domestiques étaient arrêtés.

La première impression de la princesse avait été un sentiment de profonde stupeur. Elle avait pâli, mais n’avait pas prononcé une parole. Officiers et marins, comme s’ils ne pouvaient dépouiller en un instant le rôle qui leur avait été assigné, gardaient envers elle un reste d’égards. Elle fut confinée dans une des chambres de l’amiral, et deux de ses domestiques, Coltfinger et Francisca, un Allemand et une fille dalmate, lui furent laissés pour la servir. Le soir, un enseigne, passant devant la porte entr’ouverte de la chambre où elle était, lui jeta, sans entrer, un bijou qu’elle avait donné à Orlof. — Est-ce un adieu ? dit-elle. — Il ne répondit pas et parut attendre. Elle écrivit quelques lignes à la hâte, et sur un signe qui voulait dire qu’il consentait à s’en charger, elle les lui donna. C’était un billet pour Orlof. Deux heures après, elle reçut une orange enveloppée d’un papier qui contenait la réponse d’Orlof ; il lui disait qu’il était lui-même prisonnier, et il la suppliait de ne pas désespérer encore et d’avoir confiance en Dieu. Dupe de ce dernier mensonge, heureuse du moins de n’avoir pas été trahie, elle sembla dès ce moment plus tranquille.

Le même jour, Cristeneck partait à franc étrier pour Saint-Pétersbourg, où Catherine II, tenue au courant de toutes les péripéties du drame, en attendait le dénoûment avec impatience. Le lendemain, l’amiral Greigh mit à la voile. La prisonnière, surveillée de près, refusa, au commencement de la traversée, de monter sur le pont malgré les invitations du médecin. Muette et sombre, elle restait des journées entières absorbée dans la contemplation de la mer. Lorsqu’on lui dit que le vaisseau venait de s’arrêter dans le port de Southampton, elle sembla sortir d’un rêve et revivre. Croyait-elle que la vue de la terre anglaise serait le signal de sa délivrance ? Mais lorsqu’elle sut que personne ne débarquait, et lorsqu’elle eut appris par un mot dit en sa présence qu’Orlof était encore à Livourne, où il gardait son commandement, elle eut pour la première fois un accès de désespoir ; puis tout à coup, essuyant