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un arc d’architecture romane ; mais ce qu’il a de surprenant, c’est l’oreille, une oreille courte, velue, charnue, épaisse à fournir la substance de plusieurs paires de pavillons auditifs. L’ensemble du personnage exprime une bestialité finaude, matoise, narquoise ; sa robuste patte d’oie se plisse avec malice comme pour dire : « Je vais bien t’embarrasser, prophète que tu es, » et ses doigts noueux comme des branches de chêne montrent avec ostentation la pièce de monnaie. Pour représenter le Christ, Titien au contraire a volontairement oublié qu’il était par excellence le peintre de la chair, et il l’a revêtu tout juste d’assez de substance pour rendre son âme visible. Une fermeté candide qu’aucun piège ne peut embarrasser, une lucidité d’intelligence innée qui pénètre au travers des plus ténébreux sophismes, se lisent sur ce visage empreint d’une aimable austérité et comme aminci par le feu continu de l’âme. Les mains sont une inspiration de génie : blanches comme la cire des cierges et comme pénétrées d’essence éthérée, on dirait qu’une lumière habite en elles. Un fluide immatériel et non du sang traverse ces filets bleus qui leur tiennent lieu de veines. La pièce de monnaie du publicain est pour elles d’un poids trop lourd ; c’est une matière plus subtile que réclame la finesse de leur tact ; ce n’est pas le denier, c’est l’argument captieux lui-même qu’elles sont faites pour saisir de leurs pinces délicates. Si le tableau original est, comme je le crois, en Allemagne, cette représentation de l’homme spirituel a dû enchanter plus d’une âme mystique, car hernhuters, swedenborgiens, piétistes selon Spener, n’ont pas pensé plus finement, et je dirai presque plus tendrement sur ce sujet. Et c’est un Vénitien, et parmi les Vénitiens celui qui fut par excellence le peintre de la chair, qui a fait cela ! O grandeur de cette Italie qui, naïvement, spontanément, sans le pédantisme des systèmes, sans les pesantes méthodes, sans les laideurs de l’étude, a su tout comprendre et tout exprimer !

Cependant c’est comme peintre de la chair que Titien est incomparable. Personne n’en a jamais compris à ce point la beauté et la grandeur. Ses corps nus sont de véritables poèmes où la chair nous apparaît égale à l’héroïsme, à la noblesse, à la vertu même et à la sainteté. Nous n’exagérons en rien. Ces corps si beaux ne sont que matière, et cependant devant eux nous éprouvons la respectueuse timidité qu’inspire la présence d’un roi ; un frisson d’admiration sacrée parcourt notre être, et nous nous tenons immobiles avec une terreur qui a quelque chose de religieux. Les vierges de Raphaël, qui à toutes les grâces du corps joignent les vertus idéales des âmes célestes, appelleraient plus aisément la familiarité que ces Vénus et ces allégories du Titien qui ne sont pourtant qu’une expression extérieure de la vie. C’est que le tabernacle est souvent plus