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à la Vierge et aux saints, mais aucun d’eux ne les leur a dédiés. Quand on considère les peintures des autres grands maîtres italiens depuis Giotto jusqu’à l’école des Carrache, on découvre de nouvelles significations aux personnages et aux doctrines du christianisme. On voit que L’artiste a scruté profondément son sujet pour en tirer un sens nouveau, et qu’il a fait œuvre de penseur, de poète, de théologien, autant que de peintre ; mais les Vénitiens n’ont jamais connu aucune ambition semblable, au moins je ne me rappelle pas une seule peinture vénitienne qui m’ait révélé un sentiment véritablement religieux. Titien seul, dont la pensée, plus forte que celle de ses rivaux, pouvait s’élever jusqu’à la hauteur de tels sujets, mérite de faire exception à cet égard ; mais que cette exception est faible encore, et qu’elle confirme bien la règle générale ! Je voyais récemment une photographie de la fameuse Assomption : certes cela est religieux ; malgré tout, ce qui domine dans cette œuvre admirable, c’est la pompe royale du spectacle, c’est la magnificence de ce bataillon de pages célestes qui emporte à sa cour la reine des saints. Rome possède du Titien plusieurs tableaux de nature religieuse, la Vierge entourée de saints à la galerie du Vatican, le Sacrifice d’Abraham à la galerie Doria. Ce dernier tableau est fort admiré des connaisseurs, et il est certain que l’exécution en est très belle ; oserai-je dire qu’il m’a laissé froid ? Plus remarquable encore est la toile du Vatican ; les personnages sont de la plus solide beauté, et le saint Sébastien surtout est d’une force gracieuse qui ne manquera jamais d’enchanter les yeux qui le contempleront ; mais quel est le sentiment moral qui s’échappe de ce chef-d’œuvre ou l’art a lutté victorieusement avec la vie ? C’est le dernier mot de la peinture, et cela dit, tout est dit.

Il n’est que juste cependant de se hâter d’ajouter que la pensée du Titien va bien plus loin que ce génie de la matière. Je n’en veux d’autre preuve qu’une intéressante copie d’un tableau que je crois appartenir à un des musées d’Allemagne, et qui représente Jésus répondant au pharisien cette célèbre parole, fondement de la liberté chrétienne, où les devoirs du sujet temporel, du citoyen terrestre, sont si finement distingués des devoirs du sujet de Dieu : « rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » Cette copie se trouvé à l’académie de Saint-Luc, et j’ai volontiers pour elle négligé bien des œuvres originales. C’est une page de philosophie mystique sublime. Titien y a mis l’homme spirituel en contraste avec l’homme de la matière de la façon la plus saisissante. L’homme de la matière, le publicain, type de péager, d’employé d’octroi, de rat de cave hébraïque, a le front bas et étroit du taureau, la lèvre épaisse du bouc, le nez recourbé, bien proportionné et fort comme