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ignorait encore quels liens le retenaient dans la capitale prussienne, où il avait noué les relations les plus tendres avec la sœur de son ami et collaborateur Tieck, avec Sophie Bernhardi, plus tard Mme de Knorring. Quand Mme de Staël l’apprit, elle voulut absolument connaître l’heureuse créature que le célèbre critique daignait honorer de son amour. Elle ne laissa pas de trêve à Henriette Herz qu’elle ne l’eût invitée, et qu’elle ne lui eût ménagé ainsi une rencontre. En vain lui disait-on que Sophie Bernhardi, très renommée pour son esprit de conversation, écrivain admiré déjà, ne savait point le français. « C’est égal, dit-elle, je la verrai parler. » Ce fut le malheureux Schlegel qui dut lui servir de truchement pendant cette soirée où l’impatiente Française s’écriait à chaque instant : « Qu’est-ce qu’elle vient de dire ? » Schlegel s’en tira en la trompant, car son amie se permettait de le taquiner en lui donnant toute sorte de petites épigrammes à transmettre à l’adresse de l’étrangère. Schiller, qui vint à Berlin peu de temps avant sa mort, y évita Mme de Staël avec le dernier soin ; il était encore tout malade de la loquacité du célèbre écrivain, qui était venu le voir à Weimar. Elle y avait logé dans une maison hantée et répétait volontiers qu’elle n’y avait point vu de revenans. « Je le crois bien, dit Schiller, est-ce qu’un compagnon de Satan lui-même eût voulu faire ménage avec elle ? » Goethe aussi, tout en l’admirant beaucoup, l’avait trouvée un peu trop agitée ; elle le fatiguait. Rahel, qui cependant la jugeait bien, était plus indulgente, ou, si l’on aime mieux, plus endurante que les deux poètes.


« Il n’y a pas de calme en cette femme, disait-elle encore plus tard. De l’intelligence, elle en a bien assez ; mais elle n’a pas une âme qui écoute. Jamais il ne se fait silence en elle ; on dirait qu’elle ne réfléchit jamais seule, qu’elle parle toujours à un public. Les salons, où elle est allée toute jeune, lui ont fait du tort. Il n’y a pas de proportion dans son âme entre l’activité intellectuelle et l’activité matérielle. Elle en revient toujours à l’approbation, et, comme elle n’est pas vulgaire, elle veut que ce soit la postérité qui s’en charge. C’est donc pour celle-ci, pour l’approbation de celle-ci qu’elle veut tout faire et qu’elle veut que tous les hommes de valeur fassent tout !… Tout est à rebours chez elle, comme si l’on rebroussait des épis ; il n’y a pas de douceur. Il me semble que je vois les mots en tumulte autour d’elle comme des esprits qui volent, quand elle est à sa table devant une feuille blanche. Jamais cela ne devient musique… Ce qu’elle crie ainsi n’est pas chant. C’est dommage, précisément à cause de ces immenses dons auxquels il ne manque qu’un seul, celui qui les rendrait harmonieux : une sphère d’âme silencieuse, innocente. »


On voit ce qui gênait Rahel dans la nature de Mme de Staël ; elle