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mencé à figurer sur la scène du monde, et la société est devenue un des principaux objets de mes occupations, de mes études et de mes puissances. » C’est alors qu’il se lia intimement avec le comte de Stadion, ambassadeur d’Autriche, avec la comtesse Golofkin, dont le salon rivalisait avec celui de Mme de Courlande en élégance et avec celui de Rahel en variété ; c’est alors qu’il entra en intimité avec Luchesini et avec les amis de Louis-Ferdinand, les Schack, les Nostitz, les Gualtieri ; celui-ci le présenta même à la reine. Bientôt les ambassadeurs et les princes le courtisèrent à l’envi. Toutefois, pareil encore en cela au grand pamphlétaire anglais du règne de la reine Anne, Gentz prétendit toujours être l’égal des grands et ne souffrait pas qu’on le traitât simplement en avocat de leur cause. Il aimait à faire sentir à ses protecteurs qu’au fond il les protégeait. Cette position, il ne la devait qu’à sa plume, la plus éloquente, la plus ferme, la plus entraînante que l’Allemagne eût jamais eue. On sait que ce n’est point sa petite place qui faisait vivre Gentz, et que son journal ne rapportait pas assez pour lui permettre le train ruineux qu’il menait. L’argent anglais venait de temps en temps remettre sa barque à flot, lorsque le timonier imprudent l’avait fait échouer, — ce qui arrivait à peu près tous les deux ou trois mois, s’il faut en croire les confessions de son journal intime. On voit que Gentz, qui ressemblait à Mirabeau par son éloquence d’écrivain, lui ressemblait aussi par sa conduite. Comme Mirabeau, il a été l’objet des jugemens les plus divers. Tandis que le baron de Stein, avec sa rigidité habituelle, l’appelait « un cerveau desséché et un cœur pourri, » tandis qu’il parlait de sa « plume vénale, » M. de Nesselrode crut le justifier en l’assimilant à un rédacteur de ministère, en rappelant « qu’il n’acceptait que l’argent de ceux dont il partageait les opinions. » Il semble certain en effet que Gentz, pas plus que Mirabeau, n’a jamais soutenu pour de l’argent des idées qu’il condamnait au fond de son cœur. Il n’en fut pas moins coupable. L’écrivain a sans doute le droit, comme tout le monde, de se faire payer son travail, il n’a point le droit de se faire payer ses opinions. Il ne peut, comme le soldat ou le fonctionnaire, aliéner sa liberté et sa responsabilité entre les mains d’un chef publiquement choisi ou accepté, car il parle en son propre nom ; il fait croire qu’il est complètement libre, et son opinion n’a de valeur que parce qu’elle paraît personnelle.

Quoi qu’il en soit de l’honorabilité de l’homme d’état éternellement besoigneux, toujours traqué par ses créanciers, constamment embarrassé par ses intrigues amoureuses.et ses pertes de jeu, l’homme du monde était fort bien vu dans la société de Berlin, où il formait, — je crois l’avoir dit, — le véritable trait d’union entre l’aristocratie et la bourgeoisie lettrée. Tout semblait l’avoir désigné