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lesquels ils habitent. » Il ajoutait que leurs cheveux en désordre, leur accoutrement rustique, la hache qu’ils portent constamment à la main, « en font des êtres très peu agréables à voir, et dont on ne peut se défendre d’avoir une certaine crainte ; » mais un observateur contemporain, M. Erasmus Schwab, a raison de ne pas s’arrêter aux apparences, et de constater que le gulyás, comme les autres pasteurs de la puszta, est doué d’un esprit naturel que l’instruction pourrait développer, qu’il a ce « cœur magyar » vanté par un chant, c’est-à-dire qu’il est hospitalier, franc, énergique, qu’il déploie un courage réel dans l’exercice de sa profession, et qu’il conserve dans toutes les circonstances une mâle sérénité. Le chant suivant exprime ces sentimens avec beaucoup de vérité :


« Je ne regrette pas d’être né paysan, surtout parce que je pouvais devenir gulyás. — (Un) chien (seul) changerait sa (cabane) contre le palais couvert de tuiles, — ou sa vie avec le seigneur goutteux.

« Ici mon pâturage est un petit royaume, — mon bâton noueux est la loi gouvernante. — Mon royaume est tout le pacage, — le gulyás de Révbél est un grand potentat.

« Je suis le souverain de dix bojtárs (garçons) ; — ils m’honorent (en m’appelant) « chef » (et) « seigneur[1]. » — Ma claie me met le troupeau à la raison, — six chiens-loups veillent pour moi la nuit.

« L’âme en moi se trouve aussi à sa véritable place, — je ne redoute pas les brigands ni les bêtes féroces ; — si je suis pauvre, je n’appartiens qu’à moi ; — pour assurer ma liberté, j’ai pris du service.

« Quand le corvéable moissonne, fauche le foin, je dis : — Je n’ai pas le goût du travail pour le seigneur. — Quant à la paie de six mois et à la portion du faucheur, — je n’y pense pas ; il est plus facile de vivre du tout.

« J’ai le courage de demeurer sous le ciel, — ma liberté est plus grande que (celle) de l’habitant des villes. — Je n’offense personne, et personne ne m’offense. — Eh ! combien est heureux un gulyás de Révbél !

« Je ne m’attache point un manteau de drap — contre la pluie, si la giboulée menace ; — je tourne ma bunda à l’envers, avec la fourrure en dehors, — ou j’attends sous le szür avec le collet.

« On dit que je n’ai (à moi) ni tables ni chaises. — Pourtant le baron n’en a pas autant que moi. — Chaque monticule m’appartient avec son dos élevé, — je mange, je bois, quand ma fantaisie m’y porte.

« Quand je jette la tarisznya (sac) sur mon dos, — je porte (alors) avec moi ma salle à manger ; — marmite, seau, couteau, fourchettes, cuillers de fer, — j’ai tout, que me faut-il de plus ?

  1. Les gens du peuple se donnent volontiers des titres réservés ailleurs à l’aristocratie.