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et la ville s’étaient donné rendez-vous à l’exécution de Damiens. Toutes les fenêtres de la place de Grève étaient louées à haut prix. Les plus opulens, les plus haut placés comme les plus pauvres, se délectèrent de ce spectacle, et pourtant alors le ton de la société française était une affectation de sensibilité. Jamais la politesse et l’élégance des manières ne furent plus exquises, et on tournait à la pastorale. Je laisse à d’autres le soin d’expliquer ce contraste.

Après le drame du 13 février, Pombal put se flatter d’avoir dompté la noblesse, Elle n’était pas seulement intimidée, elle était terrifiée. Aux yeux de la nation, elle était presque dégradée. Des membres des premières familles avaient été, pour un attentat réel ou supposé, traités comme les plus vils criminels. En présence de la multitude, ils avaient subi le supplice le plus dégradant, celui de la roue. Soumettre le clergé était une entreprise qui, en admettant qu’elle réussît, devait être d’une exécution plus longue et plus laborieuse.

Dans le clergé, il y avait deux puissances distinctes, moins intimement alliées alors qu’elles ne le sont de nos jours, et qui l’une et l’autre limitaient étroitement le pouvoir du roi, la papauté et les jésuites. Pombal ne craignit point de s’attaquer à l’une et à l’autre. A la papauté pour qu’elle cessât d’avoir en Portugal une influence souveraine, à la société de Jésus, non pas seulement pour soustraire la couronne et l’état à son ascendant, mais pour l’anéantir. Dans cette double lutte, où il triompha, ce fut celle contre les jésuites qui l’absorba davantage, lui coûta le plus d’efforts, et où il montra le plus tout ce qu’il y avait en lui d’inflexible, d’absolu et de violent.


II

À cette époque, c’est-à-dire au commencement de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la société de Jésus avait mis contre elle la plupart des souverains de l’Europe. Il y avait déjà beau temps que l’Angleterre l’avait bannie. Les gouvernemens de France, d’Espagne, de Naples, de Portugal, étaient les plus irrités. Envahissante et dominatrice par son esprit, hardie jusqu’à la témérité dans les doctrines que plusieurs de ses membres avaient professées à l’égard du pouvoir royal, elle était devenue odieuse aux princes. Ceux-ci voyaient en elle une théocratie cosmopolite, dont le maintien était incompatible avec leur autorité. Pascal l’avait discréditée dans l’opinion des esprits cultivés. Le parlement de Paris en était notoirement l’ennemi. Il y avait déjà longtemps qu’il avait signalé la main des jésuites dans l’attentat dirigé par Jean Chatel contre Henri IV,

Le seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire.

L’arrêt rendu par le parlement le 29 décembre 1595 contre Jean