En commençant à écrire ces pages, j’ignore quel sera l’état du monde au moment où elles seront terminées. Il faudrait un esprit bien frivole pour chercher à démêler l’avenir quand le présent n’a pas une heure assurée. Il est permis cependant à ceux qu’une conception philosophique de la vie a élevés au-dessus, non certes du patriotisme, mais des erreurs qu’un patriotisme peu éclairé entraîne, d’essayer de découvrir quelque chose à travers l’épaisse fumée qui ne laisse voir à l’horizon que l’image de la mort.
J’ai toujours regardé la guerre entre la France et l’Allemagne comme le plus grand malheur qui pût arriver à la civilisation. Tous, nous acceptons hautement les devoirs de la patrie, ses justes susceptibilités, ses espérances ; tous, nous avons une pleine confiance dans les forces profondes du pays, dans cette élasticité qui déjà plus d’une fois a fait rebondir la France sous la pression du malheur ; mais supposons les espérances permises de beaucoup dépassées, la guerre commencée n’en aura pas moins été un immense malheur. Elle aura semé une haine violente entre les deux portions de la race européenne dont l’union importait le plus au progrès de l’esprit humain. La grande maîtresse de l’investigation savante, l’ingénieuse, vive et prompte initiatrice du monde à toute fine et délicate pensée, sont brouillées pour longtemps, à jamais peut-être ; chacune d’elles s’enfoncera dans ses défauts ; l’harmonie intellectuelle, morale, politique de l’humanité est rompue ; une aigre dissonance se mêlera au concert de la société européenne pendant des siècles.