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Les désordres qui ont eu lieu peuvent du reste aisément s’expliquer sans l’intervention d’une police ténébreuse. L’es circonstances étant données, ils sont la conséquence naturelle de l’état moral des campagnes. Lorsque l’on a vécu parmi les paysans et qu’on a pu les entretenir, on sait que la question sociale n’est pas en quelque sorte cantonnée dans les ateliers urbains et dans les usines. Les ouvriers ruraux aussi l’agitent à leur façon, et l’on doit reconnaître que bien des réparations leur sont dues. La plupart vivent dans une misère envieuse. Quant à leurs lumières, elles sont petites. La masse est à la vérité moins ignorante qu’autrefois ; mais elle s’est corrompue davantage, et de pernicieuses influences ont presque partout détruit la rectitude des jugemens. Sans récriminations inutiles, essayons de nous rendre un compte exact de ce qui est, afin de pouvoir y substituer ce qui doit être.

Quelle est la condition matérielle et morale du paysan français ? La plupart des peintures qu’on en a présentées sont peu fidèles ; l’imagination surtout s’y est donné carrière. Toutefois deux écrits récens échappent à ce reproche. L’un est un petit livre de M. Alphonse Esquiros, intitulé les Paysans, qui fait partie d’une collection nouvelle à bon marché, dite « bibliothèque démocratique. » L’auteur y retrace les principaux épisodes de l’histoire des filasses rurales tant en France qu’en Allemagne ; on trouve dans cet opuscule de l’exactitude historique, ainsi que des sentimens généreux. L’autre ouvrage, une simple brochure, est d’un genre très différent. C’est le résumé de conférences faites au mois de novembre dernier par M. James Howard, au Farmers club de Londres. M. Howard, membre du parlement anglais, l’un des agriculteurs et des constructeurs spéciaux les plus célèbres de la Grande-Bretagne, y a raconté, en imitateur d’Arthur Young, ses excursions sur le continent et particulièrement en France. Nous remarquons chez lui un peu d’exagération involontaire et même quelques-unes de ces hyperboles qui, selon La Fontaine, sont permises aux voyageurs ; mais ces pages sont remplies d’observations intéressantes pour notre agriculture. Il serait à désirer qu’on les traduisît. Quant aux autres auteurs qui depuis quelque temps se sont livrés à des études analogues, ils n’ont rien produit qu’on puisse citer. Aucun n’a compris le sujet. Il s’agissait pourtant de montrer des hommes semblables à nous, que la nature n’a créés ni meilleurs ni pires ; ils sont nés avec nos instincts, bons et mauvais, mais ils se sont pliés, selon la loi commune, aux circonstances extérieures qui ont pesé sur eux presque dès le berceau. C’est bien toujours la même argile ; seulement le destin l’a pétrie d’autre sorte.

Avant donc de classer les hommes par catégories ou de porter sur eux des jugemens absolus, il faut savoir la vie qu’ils mènent, et c’est souvent d’un jeu de la fortune que dépendent le vice ou la vertu. Je ne sais si nous-avons bien réfléchi, nous, gens des villes, qui prenons assez