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ne reconnaissaient à aucun prix une autorité, étrangère, et qu’il ne restait plus dans le ville que deux pouvoirs, le chef militaire représentant le roi de Prusse et le conseil municipal représentant les habitans. C’est là du reste ce que la force des choses amenait au bout de quelques jours, et l’ancien préfet disparut, destitué par les Prussiens avant de l’être par M. Chevreau. Le conseil municipal, demeuré seul en présence de l’ennemi, supporta cette situation terrible avec beaucoup de courage. On se représentera les difficultés de sa tâche en songeant que les Prussiens arrivaient en nombre considérable dans un pays épuisé depuis trois semaines par de continuels passages de troupes françaises, par le séjour prolongé de la garde impériale, par les secours qu’on avait offerts aux soldats souvent mal nourris et affamés, par les offrandes patriotiques que les Lorrains apportaient de tous côtés, les uns pour les blessés, les autres pour les besoins de la défense nationale. L’année d’ailleurs était mauvaise, le fourrage et les légumes manquaient, les vivres devenaient rares, de plus en plus chers, et on allait avoir à nourrir tout à coup, sans provisions faites, des milliers d’hommes et des milliers de chevaux.

Ainsi surprise et désarmée, la municipalité de Nancy ne pouvait opposer aux exigences prussiennes d’autre force qu’une résistance morale, que la revendication des droits du plus faible en face du plus fort. Il fallait rappeler chaque jour à des vainqueurs tout-puissans que leur droit avait des limites, opposer à des besoins souvent pressans, à d’ardentes convoitises, les considérations purement théoriques de l’humanité et de la justice : rôle ingrat, toujours pénible, quelquefois même dangereux. Les vainqueurs n’aiment pas qu’on leur résiste ; ils ne se rendent pas toujours compte des ressources d’un pays, ils le croient volontiers plus riche qu’il ne l’est. D’ailleurs, lorsqu’ils ont faim, ils ne peuvent attendre, il faut les satisfaire tout de suite sous peine d’être durement traité ; dans ces momens terribles, ils ne s’occupent pas de savoir ce qu’il est juste de demander, possible d’obtenir : il faut les contenter ou s’exposer à leur vengeance. N’oublions pas non plus que les conditions de cette guerre ne ressemblent en rien à celles des guerres que nous avons soutenues depuis 1815. La France, renommée dans toute l’Allemagne pour la fertilité de son sol, pour l’abondance de son numéraire, pour la solidité de son crédit, pour ses richesses manufacturières, pour l’aisance générale et l’industrie de ses habitans, se trouve envahie par des voisins pauvres chez lesquels l’or est rare, l’argent presque toujours mêlé d’une forte proportion d’alliage, et dont les transactions ordinaires se font avec de petites coupures de papier-monnaie. Notre richesse supposée les attire et les éblouit. Pourquoi supporteraient-ils des privations dans un pays dont ils