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dans son caractère, dans la nature de son ambition grandissant avec ses succès de tribune et avec les retentissemens de sa parole, dans les complaisances et les illusions d’un génie gâté par la fortune et instinctivement personnel. Un politique ordinaire ou même un premier ministre des jours tranquilles, Lamartine n’aurait pu l’être, lui qui a toujours été la brillante et généreuse proie de ces deux éternelles fascinations des hommes, une vanité naïve et une imagination décevante. Que ce soit sa grandeur ou sa faiblesse, son originalité ou son malheur, Lamartine n’a été jamais qu’un de ces êtres merveilleusement et dangereusement doués qui ne voient partout que leur propre image, qui ne cherchent partout que l’écho de leurs propres paroles ou de leurs propres pensées. Le sentiment de la personnalité déborde ingénument en lui, si bien qu’on dirait un privilégié du génie passant à travers ses contemporains sans les connaître, laissant échapper le secret contentement de lui-même en banale bienveillance pour tous et naturellement fait pour régner partout où il paraît. Il ne connaît que ce qui lui ressemble ou ce qui le flatte. Il a laissé passer auprès de lui Alfred de Musset sans y prendre garde, et, quand il a su qu’il existait, il ne l’a même pas compris ; il a comparé la vie et la pensée de l’auteur des Nuits au Duel de Pierrot du peintre Gérome, et de cet étincelant génie il a fait le rival d’Hervey, de Young et de Novalis. Qu’il parle de Chateaubriand lui-même, il ajoutera aussitôt : « Du reste nous n’avons jamais eu d’attrait l’un pour l’autre. » Qu’il rencontre sur son chemin Royer-Collard, celui qu’il appelle quelque part « l’oracle des hautes pensées et des hautes convenances, » il dira d’un ton dégagé : « Royer-Collard aimait en moi mon isolement des partis. Je le cultivai sans en faire mon modèle jusqu’à sa mort. Nos deux natures ne concordaient pas plus que nos âges. Il voulait trop discuter, et moi trop agir. »

Je ne veux pas certainement mettre en doute que Lamartine, qui avait reçu son éducation politique de la restauration et qui a gardé jusqu’au bout un sentiment d’autorité assez prononcé, n’exprimât une conviction spontanée et sincère lorsqu’il défendait les prérogatives de la couronne, — fut-ce de la couronne de 1830, — contre les coalisés parlementaires de 1839. Qui pourrait cependant lire dans le secret de cette âme ? qui pourrait affirmer que Lamartine ne cédait pas à la tentation de se jeter dans un camp déserté par ses chefs naturels, et de couvrir de l’éclat de sa parole une cause qu’il voyait attaquée par M. Guizot, par M. Thiers, par ceux qu’il appelait les « ministres défectionnaires de la monarchie ? » M. Thiers, M. Guizot, Lamartine ne pouvait évidemment suivre ces deux têtes de colonnes, il ne s’est jamais mis à leur suite ;