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caractères. De là ce double rôle de capitalistes et d’agens, de corrompus et de corrupteurs ; de là les Morand et les Basset, les Durville et les Duhautcours. Les uns n’ont pas de position dans la société ; les autres, à défaut d’honneur, ont une honorabilité apparente. Ceux-ci sont entourés d’une famille que l’argent gâte jusqu’à la moelle et que le luxe précipite. Ils veulent à la fois le profit de s’enrichir très vite et le plaisir de passer pour honnêtes. Cette contagion de mauvaises mœurs entraîne celle du mauvais langage : ce n’est pas seulement d’aujourd’hui que la Bourse conspire la ruine de la bonne langue française, et que les agens de change, à la tête de l’armée des courtiers, font des dégâts dans cet idiome admirable que nous ont légué les deux grands siècles précédens. Il n’y a pas longtemps que cette expression : comme c’est nature ! est passée de mode, elle est dans Duhautcours. Quand le peuple de Paris se sert du mot de conséquent pour considérable, il ne se doute pas qu’il lui est venu en droite ligne des financiers de la même époque. Collin et Picard s’accordent également pour le leur attribuer.

La restauration fut comme une sorte d’âge d’or pour la banque. Le crédit, grâce au repos qui fut accordé à la France, grandit peu à peu sans tomber dans l’excès de l’agiotage, au moins durant les premières années. L’argent, dans les mains de la bourgeoisie, se conserva-quelque temps innocent de tout scandale. Il était d’ailleurs rallié à l’opposition constitutionnelle : il frayait volontiers avec les généraux de Bonaparte ; les banquiers étaient populaires. Deux financiers éminens donnaient le ton à l’opinion publique ; leurs salons réunissaient tous les représentans de la science, du haut commerce, de la politique et de la littérature. Ils étaient les chefs du parti libéral. Une aristocratie nouvelle se formait qui déjà contrebalançait l’ancienne par la puissance du crédit, et avait sur elle l’immense avantage de plaire au peuple. Par les capitaux, elle tenait les quartiers commerçans ; par les souvenirs de l’empire, elle se faisait pardonner sa richesse dans les faubourgs. Ce qu’on appelle en langage de bourse les grandes affaires se négociait à l’étranger ou était livré à des débats plus sérieux que les jeux du théâtre. Les premiers emprunts de ce régime furent souscrits en Angleterre, et s’il y eut des trafics sur certaines liquidations, ils furent l’objet de privilèges que l’opposition parlementaire ne tarda pas à dénoncer. Dans tout cela, il n’y avait aucune place pour la comédie.

Le seul spectacle curieux dont l’argent ait été l’objet à cette époque fut donné loin des feux de la rampe par le fameux Ouvrard au commencement de la guerre d’Espagne. Ce hardi financier ouvrit la campagne par une véritable situation de théâtre ; la mise en scène qu’il employa appartient presque à notre sujet. Il réunit les