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une petite pluie fine, avec un habit râpé, dans des souliers douteux, en regardant s’ils ne trouveront pas dix sous entre deux pavés, et en se demandant comment ils souperont. J’ai passé par là, moi, je sais ce que c’est ; mais vous, vous n’êtes pas un pauvre, vous êtes un homme qui n’est pas assez riche… »

Ainsi s’exprime le financier de M. Dumas fils, le Jean Giraud de la Question d’argent. Turcaret a commencé par être laquais dans la maison de M. le marquis, son valet Frontin lui succédera. La domesticité engraissée par le vol était la souche des financiers du théâtre et souvent du monde réel. Il n’en est plus tout à fait de même. Jean Giraud, fils de jardinier, n’a pas plus d’éducation qu’eux ni de sens moral, mais il n’est pas un parasite, et même au début il ne porte d’autre livrée que celle de la misère. Il s’est élevé tout d’un coup de la rue, et à force de battre le pavé en a fait jaillir une fortune. Maintenant qu’il a des chevaux, des voitures, un hôtel et une galerie de tableaux, il cherche un autre meuble d’une acquisition plus difficile pour lui, une femme bien élevée. Que lui importe une dot de 200,000 ou 300,000 francs ! « Qu’est-ce que c’est que ça ? « Il ne veut pas d’une demoiselle qui « ferait sauter ses petits millions dans une fricassée de dentelles, de cachemires et de diamans, » car ses discours sont toujours ceux d’un jardinier, et si c’est là du naturel, il faut avouer que M. Dumas fils en a beaucoup plus que Lesage. Jean Giraud ne manque pas de perspicacité : il sent que l’argent tout seul ne fait pas un homme considéré ; il voit même que la finance a ses charges, et que tout n’est pas bénéfice dans la position d’un pauvre sire parvenu d’un coup à la richesse. On le visite, mais en se cachant et pour avoir part à ses profits. Quant à ceux qui ne se cachent pas de son amitié, ce sont des gens qui boivent le vin, fument les cigares de M. Jean Giraud, et détournent Mlle Flora de ses devoirs. Il n’est d’ailleurs ni fier ni glorieux, et il offre au fils de son ancien patron de lui faire sa fortune. Turcaret n’était pas si bon enfant, et il oubliait qu’il avait porté le marquis sur ses bras. Jean Giraud a plus de mémoire, et il ne peut souffrir qu’un gentilhomme que son père servait aille à pied, tandis que lui-même se promène en phaéton avec des chevaux qu’il ne sait pas conduire et deux domestiques qui se demandent pourquoi ils sont derrière et Jean Giraud devant M. Dumas fils, afin de mieux rabaisser son financier, lui a donné la conscience très claire de sa bassesse. Turcaret était odieux et ne faisait rire que par ses disgrâces, Jean Giraud est amusant de verve et de bonne humeur : il n’inspire pas de haine, à peine un peu de dégoût ; il n’est ridicule que parce qu’il est mal élevé. Au dénoûment, il est vrai, on vous lui fait une bonne semonce, c’est pour la morale de la fable ; mais l’auteur a si peu