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II

Il faut qu’une mère ait une résolution bien fortement chevillée dans l’âme pour oser franchir le seuil de cette maison où son enfant va disparaître à jamais. Dans le premier bureau, qu’on peut sans hésiter comparer au greffe d’une prison, un commis-secrétaire est installé en permanence derrière une table en bois de chêne ; la pièce est bien éclairée, située au rez-de-chaussée et munie d’une sorte de lit de camp garni de toile cirée, posé au-dessous d’un crucifix que je voudrais voir remplacé par le Christ accueillant les enfans, sinite parvulos ad me venire. Pendant que j’étais là, compulsant des registres, une femme entra. Elle était fort jeune, dix-neuf ans à peine, médiocrement jolie, le nez en l’air, la bouche trop fendue, des yeux bleus très doux : un type de Parisienne à la fois sentimentale et gouailleuse. Elle sanglotait et tenait dans ses bras un enfant âgé d’une dizaine de jours environ, embéguiné d’un joli bonnet de dentelles à faveurs roses. Elle s’assit ou plutôt se laissa tomber sur une chaise, et dit : « Voilà ma petite fille, je ne puis pas la garder, je vous l’apporte. » Par une sorte de geste machinal de la main, elle essuyait violemment ses yeux inondés de larmes ; ses doigts laissaient de longues traces grises et humides sur son visage parsemé de taches de rousseur. Les hoquets secouaient sa voix ; tout à coup elle s’interrompit, retira son soulier, l’agita pour en faire tomber du sable qui la gênait, et se reprit à pleurer. On la questionna. « Pourquoi abandonnez-vous votre enfant ? — Je ne gagne que 20 sous par jour, je n’ai pas de quoi le nourrir. » Pendant ce temps, la petits fille s’étant mise à crier, elle la retourna et lui tapota le dos. Le commis remarqua la netteté, l’adresse de ce geste, qui dénote des habitudes maternelles acquises, et aussitôt il lui dit : « Vous avez plusieurs enfans ? — Oui, monsieur, j’en ai un autre, un garçon, à la maison. — Quel est le père ? » Elle hésita un peu et répondit : « Un soldat. » L’interrogatoire réglementaire et formulé d’avance sur une feuille imprimée commença. On lui demanda les noms de l’enfant, le lieu, la date de sa naissance, s’il était baptisé, s’il était légitime ou naturel. A la question : « Vous a-t-on dit que vous ne pourriez avoir de ses nouvelles que tous les trois mois, et que jamais vous ne sauriez où il est ? » Elle courba les épaules, inclina la tête, se tassa sur elle-même comme si un poids trop lourd l’avait accablée, et ses sanglots redoublèrent. Quand toutes les réponses eurent été inscrites, on lui passa la plume pour signer le procès-verbal, elle déclara, qu’elle ne savait pas écrire. Le commis tira un cordon de sonnette, et bientôt une fille de service apparut ; elle prit l’enfant, l’étendit sur le lit de