Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 89.djvu/95

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

service, par les sœurs, par les surveillantes, par les chirurgiens, par les médecins, par les internes attachés à la maison, qu’ils ne l’auraient été chez leurs parens ; le cœur n’en reste pas moins navré en regardant ces orphelins dont le père et la mère ne sont point morts. — Dès qu’ils ont été reçus au bureau d’admission, on les porte à la crèche, pièce immense contenant 85 berceaux et située au-dessus de la chapelle, dont elle a fait partie jadis et dont elle a exactement les dimensions. Sur le linteau de la porte, on lit une inutile inscription : « Mon père et ma mère m’ont abandonné, mais le Seigneur a pris soin de moi. » Pourquoi se payer de lieux-communs et cacher la réalité derrière des mots de convention ? Dans ce cas, le Seigneur s’appelle l’assistance publique et le budget de la ville de Paris. Quand l’homme collectif répare l’injustice de l’homme individuel, il est puéril d’en faire remonter la gloire jusqu’à la Divinité. Devant une immense cheminée, un lit de camp est placé sur lequel on réchauffe, on change les enfans. J’ai dit que la salle contenait 85 berceaux ; je me suis mal exprimé, ce sont 85 petits lits en fer, montés sur roulettes, et qu’on ne peut faire vaciller au grand préjudice des nourrissons. Il suffit de les voir couchés, presque enfouis dans leur lit abrité d’un rideau blanc, pour reconnaître combien déjà ils ont souffert avant de naître ; ils ont des visages fanés, ridés, sans consistance : Gulliver les prendrait pour des centenaires de Lilliput. Pour allaiter ces pauvres petits jusqu’à ce qu’ils soient nantis d’une nourrice spéciale, on a des nourrices sédentaires qui vivent dans un grand dortoir qu’on voudrait cependant voir plus spacieux. Ces femmes, auxquelles on donne un franc par jour, indépendamment du logement et de la nourriture, sont généralement des filles-mères qui ont perdu ou déjà sevré leur enfant. Une chambre très étroite, trop étroite, forme ce qu’on nomme le quartier des sevrés ; en y entre à neuf mois, ce qui, en bonne hygiène, nous semble singulièrement prématuré. En pénétrant dans cette pièce, on est saisi à la gorge par une insupportable odeur de beurre aigri mêlée à des émanations ammoniacales d’une nature particulière. Les enfans, tout petits et morveux, couverts d’un sarrau de toile bleuâtre, sont assis sur un banc et appuyés contre la muraille. On comprend vite, à les voir, qu’ils vivent déjà sous l’empire d’une certaine discipline. Ils ont de pauvres mines boudeuses, et ils m’ont paru beaucoup trop tranquilles. On a eu beau accrocher à une porte d’armoire un immense polichinelle, ils ne le regardent guère et sourient à peine quand on tire la ficelle qui agite le fantoche. Ils s’ennuient, cela est visible.

L’enfant, qui est la vie nerveuse par excellence, qui a le geste irréfléchi, le mouvement instinctif, pâtit promptement, diminue et s’étiole lorsqu’il est immobile. Les bonnes nourrices le savent bien ;