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vainqueur, « je n’envie point son sort, écrit-il à sa femme, la nièce de Klopstock, je me réjouis que cet honneur infâme ne me soit pas échu ; je me félicite de n’avoir pas cessé de respirer librement, de penser, de parler librement, et de n’avoir jamais courbé la tête sous le joug du despote. » A peine de retour à Berlin, le philosophe-tribun y tient ses célèbres Discours à la nation allemande dans une salle où plus d’une fois « sa voix était étouffée par les tambours français passant dans la rue, » et où d’indignes espions, — des compatriotes, — surveillaient chacune de ses paroles. Tout Berlin assistait à ces exhortations passionnées. Rahel, peu portée aux exagérations patriotiques, et qui n’aimait pas qu’on touchât à « ses chers petits Français, » était une auditrice assidue, bien qu’il fût difficile de réveiller l’amour du pays sans en frapper parfois les ennemis. « Honorez, honorez Fichte, notre maître vénéré, le plus noble homme de la terre, écrivait-elle à son frère ; il a retourné le meilleur de mon cœur, il l’a fécondé, l’a pris en mariage, il m’a crié : Tu n’es pas seule ! »


L’audacieux langage du philosophe, si soudainement converti du cosmopolitisme le plus large au patriotisme le plus exclusif sous la pression des événemens terribles qui venaient de marquer l’année 1807, ce langage électrisa la jeunesse. Arndt nous a peint à sa façon rude et prétentieuse à la fois le puissant orateur, « sa taille presque trapue, le large front d’âne recourbé qui brillait de sérénité et de bonté, le puissant nez aquilin (il rostro), le profond sérieux et la puissance terrifiante de son regard. » Étranger lui-même à la Prusse, Fichte, comme tous les créateurs du patriotisme allemand, ne voyait que dans la Prusse le salut de l’Allemagne, et il voulut, comme Niebuhr le Holsteinois, comme Scharnhorst le Hanovrien, comme Savigny le Hessois, comme Stein le Nassovien, que tout véritable Allemand vînt se ranger sous le drapeau noir et blanc. A lire aujourd’hui ces célèbres harangues, il semble qu’on assiste à la naissance même de l’idée allemande, si inconnue la veille encore, si puissante le lendemain.

« Je m’adresse aux Allemands simplement, s’écriait-il, et je ne tiens aucun compte des distinctions qui peuvent nous séparer les uns des autres, que les siècles peuvent avoir produites dans cette nation une. Ce n’est absolument et uniquement qu’en nous souvenant de notre qualité d’Allemands que nous pouvons prévenir la ruine totale de notre nationalité, que nous pouvons reconquérir une individualité nationale indépendante. Je suppose des auditeurs capables de s’élever au-dessus de leur juste douleur jusqu’à comprendre nettement et clairement que, si nous voulons être sauvés, il n’y a que nous-mêmes qui puissions le faire… Je connais cette douleur, je l’ai ressentie plus que personne,