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Nous n’étions pas ensemble depuis dix minutes que toutes mes préventions avaient disparu. J’appris qu’il était orphelin ; sa mère était morte jeune ; il l’avait à peine connue. Son père, ancien militaire en retraite, avait été nommé lieutenant des chasses à Fontainebleau, où il s’était tué, il y a quelques années, d’une chute de cheval. Germer avait été depuis lors recueilli, avec ses deux jeunes sœurs, chez un oncle chargé de la tutelle. Il me présenta une lettre de ce dernier l’autorisant à s’engager dans ma compagnie pour la durée de la guerre. J’oubliais de vous dire que mon lieutenant avait un peu connu ses parens.

Nous causâmes bientôt amicalement. Ce qui me plaisait, c’est qu’il parlait beaucoup de sa famille, de ses sœurs surtout ; il y avait une étroite et touchante communauté d’âme entre ces trois jeunes êtres. Il arrivait souvent à Germer de dire, tout comme les souverains par la grâce de Dieu : « Nous avons décidé, nous pensons, nous voulons. » C’est en causant avec ses sœurs des malheurs de la France qu’il avait résolu de s’engager ; mais, bon Dieu, que d’illusions ! quelle singulière idée ils se faisaient à eux trois de la guerre ! Les pauvres enfans en étaient restés, je le crois en vérité, aux hauts faits de Jeanne d’Arc ou du prince Noir ; ils s’imaginaient ingénument que l’héroïsme de Germer allait bientôt immortaliser son nom en délivrant la France. Ils s’étaient monté la tête à la lecture de notre histoire, et ne se doutaient guère de ce que peut être une bataille en l’an de grâce et de civilisation 1870. Comment s’en étonner lorsque la plupart de nos généraux ont témoigné de la même ingénuité ?…

Je n’essayai pas de le désabuser ; un quart d’heure de champ de bataille instruit mieux qu’un long sermon. Or je savais qu’on s’attendait à un engagement pour le lendemain, et que le général D… comptait sur nous pour appuyer ses tirailleurs. J’en avertis Germer, qui ne manqua point de voir, dans cette occasion si promptement fournie de se distinguer, une faveur spéciale de la fortune ; j’eus même beaucoup de peine à le décider à prendre quelques heures de repos. La couche que j’avais à lui offrir n’était pas, il est vrai, des plus moelleuses ; c’était un grand carré de pommes de terre fraîchement remué dans un jardin de Vanves ; cela ne ressemblait guère au petit lit bien chaud où ses sœurs venaient chaque soir lui souhaiter une bonne nuit. Cependant le ciel était d’un beau bleu, pur et sombre, tout étincelant d’étoiles ; un vent léger frissonnait dans les arbres avec un murmure qui berçait le sommeil, et bientôt, sauf le soldat de garde, tout dormit dans le campement.

Le lendemain, c’était le 19 septembre. Dès l’aube, mes hommes étaient sur pied ; la toilette n’est pas longue en campagne, et le déjeuner prend peu de temps. Nous nous mimes en route, le fusil sur