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morgue, toute vanité, toute arrogance, avaient disparu… Jamais l’égalité n’a été plus grande parmi les hommes. »


On trouve presque les mêmes paroles dans les Réminiscences d’Arndt, et un historien moins grave, mais plus populaire que Luden, le brave Kohlrausch, mort à plus de quatre-vingts ans, ne parle pas autrement dans ses Souvenirs. « Les différences de rang et d’âge s’effaçaient presque complètement, et il s’établit je ne sais quelle joyeuse solidarité qui élevait la vie et doublait les forces. » La France en 1792 et en 1815 dut ressentir quelque chose d’analogue à ces sévères et enthousiastes émotions[1]. Jamais aussi les princes allemands n’avaient été plus aimés de leurs peuples qu’en ce temps même où, pour la plupart, ils faiblissaient devant le vainqueur : n’étaient-ils pas du même sang, ne parlaient-ils pas la même langue, ne souffraient-ils pas des mêmes maux ? Arndt nous donne comme un écho des sentimens d’alors quand il raconte la rentrée du couple royal dans sa bonne ville de Berlin à la veille de la Noël de 1809, et qu’il nous montre la capitale « jadis si fière et si glorieuse, gisant dans la poussière et les cendres, » les sujets pleurant de douleur et de joie, la belle reine, les yeux rouges de larmes, se montrant au peuple du haut de son balcon.

Peu de jours après ce triste retour, la reine Louise allait expirer dans tout l’éclat de sa jeunesse, de sa beauté et de sa popularité. « Ceci est le coup le plus rude qui nous ait frappés, » s’écria Frédéric-Guillaume, et la nation répétait ce mot en songeant que seule elle avait pu agir sur ce monarque pusillanime et timoré, que seule elle eût pu lui inspirer des résolutions héroïques. La domination étrangère ne cessait d’ailleurs de peser sur le pays. « Tous les jours, l’état de Berlin, dit Varnhagen, devenait plus triste. De plus en plus des personnes virent leurs sources de revenus se tarir, leur vie s’appauvrir. Les caisses ne payaient plus, les capitaux placés ne portaient pas d’intérêts ; partout on voyait la gêne, les angoisses des besoins pressans. » Ajoutez à ces maux inévitables les maux causés de propos délibéré par les lieutenans de Napoléon. Autant les employés civils d’un certain ordre avaient essayé de ménager les vaincus, autant les militaires, certains militaires du moins, se montraient impitoyables. Ney et Davoust surtout, « le méchant Davoust, » comme l’appelait Rahel, réussirent à s’attirer des haines. Il faut avoir entendu les vieillards de Hambourg et de Hanovre pour comprendre l’exécration qu’éveillait le seul nom du prince d’Eckmühl, pour comprendre pourquoi ce nom

  1. Certes il en est ainsi de la France de 1870, envahie et traitée aujourd’hui par le roi Guillaume comme le fut la Prusse de 1808 par Napoléon (N. de la R.),