Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 90.djvu/607

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

profonde portant sur les organes, dont le jeu assure seul la durée des espèces. La mortalité énorme des jeunes poulets trahissait une altération non moins grave des appareils de la vie individuelle. Cependant à l’époque du voyage de M. Roulin l’acclimatation était à peu près réalisée, et certainement elle est complète aujourd’hui ; mais il a fallu plus de vingt années, représentant ici autant de générations, pour que l’organisme de cet oiseau européen se fût mis en harmonie avec les conditions d’existence des hauts plateaux américains. Les éleveurs ont dû subir par conséquent bien des pertes portant sur les individus et sur les générations.

Telles sont les données sans lesquelles on ne saurait apprécier avec justesse la valeur et l’avenir des tentatives d’acclimatation faites par l’homme sur sa propre espèce. Êtres organisés et vivans, nous sommes en cette qualité soumis à toutes les lois générales qui régissent la vie et l’organisation dans les plantes aussi bien que dans les animaux. Quand nous changeons de milieu, nous ne saurions nous comporter autrement que le blé à Sierra-Leone, les poules à Cuzco, les oies à Bogota. Nous devons presque toujours accepter d’avance des sacrifices dont l’étendue et la gravité seront proportionnelles aux différences entre le point de départ et le point d’arrivée sous le rapport des conditions d’existence ; à peu près constamment il faut nous résigner à perdre un certain nombre d’individus et de générations. Le tout est de juger sainement les faits, de ne pas s’en exagérer la portée, de voir jusqu’à quel point ils permettent d’espérer le succès en dépit des apparences. Si les pertes sont égales ou un peu moindres que celles dont je viens de parler, on peut prédire une issue heureuse, et si la conquête vaut ce qu’elle doit coûter, il faut s’en fier à la persévérance et au temps.

Ce qui s’est passé en Algérie confirme nos observations. Au lendemain de la conquête, on se demandait à l’étranger aussi bien qu’en France si nous pourrions coloniser la terre enlevée aux Turcs et aux Arabes. Le docteur Knox proclama bien haut que cette colonisation était impossible, et que le Français ne pourrait jamais se propager ni même vivre en Afrique. Il faut bien le dire, cet arrêt trouva de nombreux et sérieux échos. Après les premières années d’occupation, les généraux comme les médecins conclurent à peu près tous de la même manière. M. Boudin appuya de chiffres désolans les appréciations de ses confrères, celles du maréchal Bugeaud, des généraux Duvivier et Cavaignac. S’ils avaient connu ce qui s’était passé en Amérique, ils auraient conclu autrement.

Sans doute la mortalité militaire et civile était bien plus considérable en Afrique qu’en France, sans doute le chiffre des décès l’emportait sur celui des naissances ; mais l’immigration était alors abondante et continuelle. Or, si l’afflux de nouveaux arrivans comble les