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et une rare perversité morale. Il nous suffira de citer Alcibiade et un personnage curieux que nous rencontrerons encore sur notre chemin, Critias, l’oncle de Platon et le plus cruel de ceux que l’on a appelés les trente tyrans.

Il serait injuste d’accuser les sophistes d’avoir, de propos délibéré, corrompu leurs contemporains. Il ne semble point que leur vie privée ait prêté à de graves reproches, ni que leurs ennemis mêmes les aient accusés d’autres vices que d’une excessive vanité et d’un goût trop marqué pour l’argent et pour le luxe. Quant aux conséquences immorales de leurs doctrines, ils ne paraissent point les avoir aperçues, ou tout au moins plusieurs d’entre eux semblent-ils avoir été préoccupés d’y échapper en sauvegardant, fût-ce aux dépens de la logique, les droits de la justice et de la vertu. La réaction sceptique dont ils donnent le signal était peut-être d’ailleurs inévitable après les témérités d’une science dépourvue de méthode. Au moment où les anciens dogmes perdaient leur efficacité bienfaisante et en attendant qu’une haute philosophie morale fût née avec Socrate, il devait y avoir une période d’anarchie intellectuelle et de critique à outrance, pendant laquelle les notions les plus nécessaires seraient toutes discutées et ébranlées jusque dans leurs fondemens.

En tout cas, les services rendus par les sophistes à l’esprit grec, à ! a prose grecque sont incontestables. Traitant à la fois les sujets philosophiques et ceux qui rentraient dans le cadre de la rhétorique, ils commencèrent cette culture savante de la prose qui devait aboutir à la perfection d’un Platon et d’un Démosthène. Chacun d’eux y travaillait à sa manière. Les sophistes de la Grèce continentale songèrent surtout à la justesse, ceux de la Sicile à la beauté du langage.

Protagoras, en même temps que par la hardiesse de ses opinions philosophiques il effrayait l’orthodoxie polythéiste et se faisait bannir d’Athènes, s’adonnait aussi à des recherches de correction grammaticale. Prodicos s’appliquait à des études sur la signification exacte et l’usage des mots, ainsi que sur la distinction des synonymes. Dans ses propres discours, il s’arrêtait pour marquer ces nuances et ces différences, comme on le voit par le spirituel pastiche que Platon fait de son style dans le Protagoras. Prodicos excellait également à revêtir de tous les ornemens du langage des lieux-communs de morale ; il est le premier auteur de cette belle fiction « d’Hercule entre le vice et la vertu » que nous connaissons par l’imitation que Cicéron nous en a laissée.

Quant à Gorgias, ce qu’il cherche surtout, c’est la pompe oratoire, c’est l’élégance brillante et parée. Le style oratoire avait