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II.

Le réalisme excessif de Hegel n’est nulle part plus manifeste que dans sa théorie des grands empires appelés à représenter tour à tour dans le monde, par une domination effective, le progrès des idées. Il justifie à peu près cette théorie pour l’antiquité. Il y montre l’empire du monde passant de l’Orient à la Grèce, de la Grèce à Rome. Les premiers siècles de l’histoire ancienne nous offrent en effet des empires orientaux, empires tout matériels, ne reposant que sur la force et renversés successivement par la force. On peut admettre un empire grec, empire tout moral, sans unité politique, et dont l’influence n’a pas été pour cela moins vaste et moins durable. Quant à l’empire romain, c’est lui surtout, et l’on pourrait dire lui seul, qui a fait entrer dans l’histoire l’idée d’un empire universel, en embrassant dans l’unité à la fois matérielle et morale d’un même pouvoir, des mêmes lois, d’une civilisation commune, tout ce qu’on appelait alors le monde ; mais dans les temps modernes le progrès des idées repousse de plus en plus la forme impériale, si l’on peut ainsi s’exprimer. Nulle nation n’a pu garder sur les autres une domination de quelque durée, soit par la force, soit par l’intelligence, soit par l’industrie ou le commerce. Une idée nouvelle devient vite le patrimoine indivisible de toutes les nations civilisées ; les seuls liens qu’elles supportent entre elles sont des liens tout moraux, ou, si elles tendent à un rapprochement plus sensible, ce ne peut être que par une sorte de fédération sous la garantie d’une égale indépendance.

Hegel veut cependant que les temps modernes aient eu leur empire, et cet empire, il n’hésite pas à en investir l’Allemagne. Rien de grand, suivant lui, ne s’est fait dans le monde, depuis la chute de l’empire romain, sans l’impulsion de l’esprit germanique. C’est l’invasion des Germains qui ouvre la première période de l’ère moderne. La seconde période donne aux peuples de l’Occident l’unité imparfaite, mais universellement reconnue, d’un grand empire sous les lois d’un Germain, Charlemagne, et de ses successeurs, également Germains. Cette unité se brise, il est vrai, dans l’anarchie féodale et dans la rivalité de l’ordre spirituel et de l’ordre temporel ; mais au commencement d’une troisième période un autre Germain, Luther, rapproche les deux ordres au sein du christianisme rajeuni, et prépare, sur les ruines de la féodalité, la fondation de la monarchie moderne.

Un seul fait considérable paraît embarrasser Hegel : c’est la révolution française, dont l’initiative ne saurait sans doute être revendiquée par l’esprit germanique. La révolution politique en France, remarque-t-il, a coïncidé avec une révolution intellectuelle en Allemagne. Le premier pays, encore courbé sous le joug du catholicisme, a cru s’affranchir en changeant ses institutions. — Le second, émancipé depuis longtemps,