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jourd’hui la chasse aux termes empruntés à notre langue. On a trouvé plaisant dans certains cercles de Berlin et autres lieux de faire payer pour les frais de la guerre contre la France un pfennig (un centime) à quiconque prononce un mot français. On se venge ainsi de notre vieille influence littéraire, et on fait servir, autant qu’on peut, à notre châtiment ce qu’il en reste. On amuse même les soldats, qui trouvent le temps bien long sous nos murs, en leur faisant part des plaisanteries de boudoir qui circulent à ce propos dans le beau monde teutonique. J’ai vu un billet, écrit par une dame allemande à l’une de ses amies, où l’auteur s’était volontairement frappé d’une amende de 30 pfenningen pour avoir laissé échapper par mégarde en quelques lignes trente mots français. Combien sont tristes ces espiègleries de salon ainsi ramassées sur des cadavres sanglans !

C’est en Prusse surtout que bien des gens naissent officiers ou fonctionnaires. Il est facile d’en conclure que ce qu’on appelle le monde est souvent aussi monotone et dénué d’intérêt qu’une journée de grande revue ou quelques heures de faction. Varnhagen en gémissait. « Nous n’avons pas, dit-il, de vie politique ; la vie sociale n’est plus ce qu’elle était, la vie littéraire est comprimée, la science est contrainte à se renfermer dans ses plus étroites limites comme dans les murs d’un cloître ; le goût est perdu, le théâtre dégénéré ; les beautés de notre nature sauraient-elles nous tenir lieu de tout ? O Berlin ! Berlin ! »

La beauté champêtre des bords de la Sprée ne peut suffire, nous en convenons, à consoler de tant d’ennuis. Ces lamentations nous rappellent les plaintes non moins éloquentes de Mendelssohn contre la société berlinoise, dont il essaya en vain de supporter la sécheresse, l’excès de pruderie et les prétentions outrecuidantes ; il ne put y tenir, abandonna sa place, qui était considérable, et retourna à Leipzig. Quant à Humboldt, quiconque a entendu ses sarcasmes intarissables contre Berlin, sa cour et ses habitans, ne peut s’étonner que ce génie si vaste, si libre, si mordant, trouvât souvent trop lourde à porter sa clé de chambellan. Alors il s’enfuyait à Paris, s’établissait dans ce même Observatoire que viennent de bombarder ses doctes compatriotes, et amusait son ami Arago et bien d’autres aux dépens de Berlin, petite ville, intellectuellement déserte, infatuée d’elle-même et creuse. Ni Berlin, ni sa chambre de Potsdam, tendue de coutil et meublée de manière à représenter sa tente de voyageur, où il couchait à côté de son vieux domestique, compagnon de ses courses lointaines, ne pouvaient le retenir. Excellenz von Humboldt, comme l’appelaient les ciceroni de Potsdam, étouffait dans la pesante atmosphère officielle et militaire de son pays ; le nôtre seul et Paris offraient assez d’alimens à son es-