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nace des canons prussiens et retranché en quelque sorte de la patrie française, d’innombrables armées traînées en captivité jusqu’au fond de l’Allemagne ou contraintes à passer en Suisse, la France enfin meurtrie, sanglante, surprise de sa propre infortune, mais assez fière encore pour ne pas subir le déshonneur, si on voulait le lui imposer. Cette assemblée qui vient de se réunir à Bordeaux sous la triste protection d’un armistice accordé par l’ennemi, cette assemblée doit tout d’abord trancher la première de toutes les questions, celle qui naît de l’excès même de nos malheurs, la question de la paix ou de la guerre. Ce serait évidemment un non-sens aujourd’hui de dire d’avance qu’on est pour la paix ou pour la guerre. La question n’est pas là. L’assemblée pourra-t-elle accepter les conditions qui lui seront faites à Versailles ? Sera-t-elle réduite au contraire, par les prétentions du vainqueur, à donner le signal d’une lutte nouvelle, où cette fois le pays tout entier devrait s’engager corps et biens ? Voilà le problème qui s’agite entre Versailles et Bordeaux. Et ce n’est pas tout : par la force même des choses, cette assemblée a une autre mission qu’elle ne peut pas plus éluder que la question de la paix ou de la guerre ; elle a un gouvernement à créer, le vœu et l’intérêt du pays à interroger, les passions à contenir, des institutions à fonder sur un sol ébranlé par la guerre, au milieu de toutes les ruines accumulées. Tout est à faire ou à refaire, si l’on veut : organisation militaire, politique, internationale, système financier, régime intérieur, et, par une circonstance exceptionnelle de plus, cette œuvre aussi laborieuse qu’inévitable doit commencer loin de Paris, en dehors de toutes les influences ordinaires de la vie publique française. Qu’en sortirait-il ? Ce qui n’est point douteux, c’est que les heures sont comptées et que le temps passe.

Certes ces élections qui viennent de se faire dans une sorte d’obscurité, ces délibérations nécessairement précipitées, anxieuses, d’une assemblée improvisée dans une heure de péril national et jetée subitement en présence de l’extrémité la plus terrible, tout cela s’accomplit dans des conditions qui ne sont favorables ni pour la France, ni pour ceux-là mêmes qui vont à Bordeaux remplir la plus grande et la plus pénible des missions. Une crise semblable, depuis des siècles, elle ne s’est point vue, et cependant, comme si ce n’était pas assez, voilà qu’on a trouvé le moyen d’aggraver encore une situation qui semblait ne plus pouvoir être aggravée. On dirait que dans cet abîme où nous roulons depuis six mois, chaque fois que nous croyons toucher le fond, nous nous retrouvons en face de profondeurs nouvelles. À n’écouter que le patriotisme et la raison ; la première pensée devait être évidemment de ne point se diviser, d’opposer au danger commun le faisceau de nos forces amies, en un mot de persévérer par réflexion dans cette alliance de toutes les volontés scellée sous le coup d’une toute-puissante nécessité nationale. Eh bien ! non, au moment critique, on se divise, la scission éclate dans ce malheureux gouvernement de la défense nationale,