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aux réactions qui frappèrent les ministres de la politique de Philippe le Bel après la mort de ce prince ; mais il eut la fortune, que probablement il regarda comme sa meilleure récompense. La renommée lui est venue tardivement ; il a fallu les soins d’une critique pénétrante pour déjouer les efforts qu’il fît pour rester caché.

Ses écrits français anonymes furent sans doute répandus à grand nombre d’exemplaires dans le public ; ses écrits latins ne furent guère lus que de Philippe et de ses confidens. N’appartenant ni à une université, ni à un ordre religieux, il ne jouit d’aucun des privilèges qu’avaient ces grands corps pour décerner la réputation. Il fut, par l’obscurité où il resta, l’image vivante d’un règne où ne manqua pas le sens droit des affaires, mais où manqua la gloire du talent, où les plus grandes choses se firent presque à la dérobée, par des gens qui cachaient leur jeu et ne disaient pas leur secret. Il faut songer à la terreur que l’église exerçait ; on était obligé de procéder dans les ténèbres. Les écrits où l’on combattait les abus n’étant pas destinés au public, la forme en était très négligée ; on ne les signait pas, ils étaient peu copiés, le contenu était souvent dissimulé par un titre insignifiant ou trompeur.

L’originalité du rôle de Du Bois ne saurait en tout cas être contestée. On peut en un sens le regarder comme le plus ancien publiciste du moyen âge. Il fut un de ces légistes de bon sens, comme la France en a beaucoup connus, ardens promoteurs du progrès social, sans être ni des esprits éminens, ni des caractères fort élevés, animés d’un vrai sentiment de justice et de l’horreur des abus autres que ceux qui leur étaient profitables, ayant en tout, excepté en politique, un sentiment très droit de la justice, sans montrer jamais de grands scrupules sur le choix des moyens. Il fut en France le premier de ces avocats qui sortirent de la pratique des lois pour s’occuper de politique et d’administration ; mais il marqua aussi l’avènement de l’homme du tiers-état, arrivant à s’occuper des affaires publiques avec son bon sens, sa solidité d’esprit, sans brillant ni éclat. Le règne de Charles V réalisa en quelque sorte tout ce qu’il avait conçu. Son esprit sembla revivre dans ces juristes éminens qui, depuis le commencement du xive siècle jusqu’à nos jours, poursuivirent l’idéal d’une forte monarchie administrative sans libertés publiques, d’un état juste et bienfaisant pour tous sans garanties individuelles, d’une France puissante sans esprit civique, d’une église nationale, presque indépendante de celle de Rome, sans être libre ni séparée de la papauté, d’une maison royale à qui l’on demande de n’exister que pour la nation le lendemain du jour où l’on a détruit pour elle les pactes anciens, les privilèges, les droits locaux, en un mot tout ce qui constituait la nation.

Ernest Renan.