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des dangers de plus d’une sorte, sans ajouter pour nous de douloureux regrets au souvenir de leur dévoûment. Heureusement aussi, depuis les architectes qui, réunis en corps du génie auxiliaire, ont concouru si utilement aux travaux de la défense, jusqu’à des peintres ou des professeurs de dessin volontaires dans une compagnie de francs-tireurs, nombre d’artistes ont pu, pendant les mois qui viennent de s’écouler, braver, aussi bien que la maladie, les armes de l’ennemi sur les champs de bataille et les projectiles qu’il lançait sur nos redoutes ; mais, en regard de ces soldats du devoir restés debout après la lutte, combien d’autres y ont compromis leur santé, versé leur sang, laissé même la vie ! Sans parler de tout ce que le monde des sciences, des lettres, du théâtre, a fourni de corps mutilés aux ambulances, de cadavres aux cimetières, quelle longue liste ne formerait-on pas, à l’honneur de notre temps et de notre école, avec les noms des victimes appartenant à la classe des artistes proprement dits ! Dans les premiers combats engagés sous les murs de Paris, un jeune peintre de genre, que ses brillans succès au Salon avaient déjà placé presque au rang des maîtres, M. Vibert, — deux autres peintres, M. Leroux et M. Briguiboul, — un architecte qui avait, il y a quelques années, remporté le grand prix, M. Gerhardt, étaient atteints par les balles prussiennes, et le plus grièvement blessé d’entre eux, M. Leroux, tombait aux mains de l’ennemi. Un peu plus tard, M. Bonnat se voyait contraint par une maladie, fruit de ses fatigues, de laisser le fusil pour lequel il avait si résolument déposé le pinceau. Et si, à la suite de ces noms connus au moins d’une partie du public, il était permis d’en inscrire d’autres à qui avaient manqué jusqu’alors le temps et les occasions de se faire connaître, avec quel mélange de commisération et de respect, avec quelle vénération attendrie ne devrait-on pas saluer la mémoire de ces jeunes élèves de l’École des Beaux-Arts et des divers ateliers de Paris s’arrachant à leurs études, à leurs espérances, à tous leurs rêves d’avenir, pour se donner à la patrie en détresse, pour n’avoir plus que la passion de la défendre et pour s’élancer au-devant d’une mort maintenant aussi ignorée que leur vie ! Héros d’un jour qui n’auront été tels que pour les témoins les plus rapprochés de leur courage ! héros obscurs pour tous les autres, moissonnés, comme autrefois Viala et Barra, dans la fleur de leur adolescence, mais sans trouver comme eux des panégyristes ou des biographes, sans laisser rien de plus qu’un souvenir vague de leur patriotique enthousiasme et de leur martyre anonyme !

Est-ce tout d’ailleurs ? Dans le nécrologe des artistes que notre école a récemment perdus ne faudrait-il pas encore donner place à ceux dont la vie, si elle n’a pas été sacrifiée sur un champ de bataille, a été vaincue et comme écrasée par les malheurs publics, — à tous ceux qui, déjà en proie aux souffrances du corps, ont achevé de succomber sous le poids des angoisses de l’âme, sous un fardeau d’épreuves de plus en