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cette comédie diplomatique qui se déroule à côté du drame le plus sanglant. M. de Beust a eu, lui aussi, ses velléités, qui n’ont pas duré longtemps. Il est désolé de la « torpeur » de l’Europe, et, ne pouvant pour des raisons spéciales, assure-t-il, prendre l’initiative au nom de l’Autriche, il renvoie à l’Angleterre et à la Russie le soin d’agir. Le dernier mot de cette politique, c’est une déclaration d’abstention absolue faite récemment par le comte Andrassy dans le parlement hongrois. Chose curieuse, au moment même où se négociait notre triste paix, l’Angleterre et l’Autriche semblaient être d’intelligence pour déclarer qu’aucune intervention n’était possible encore. Elles attendaient sans doute que la paix fût signée pour avoir une opinion, — et M. de Bismarck ne leur en voudra certainement pas.

Quant à l’Italie, de qui nous avions peut-être un peu mieux à espérer, elle a fait ses affaires ; elle peut être tranquille, elle ne s’est pas compromise auprès de M. de Bismarck par la prodigalité de ses sympathies pour la France. Qu’aurait dit le terrible chancelier allemand, si l’Italie avait paru se souvenir qu’elle n’existerait pas sans la France ? Aussi les Italiens ont-ils pris leurs sûretés, ils se sont mis les premiers à l’abri de la ligue des neutres. Pendant ce temps, ils sont allés à Rome, ils ont donné un roi à l’Espagne, et des députés de la gauche dans le parlement, des journalistes patriotes, ne parlent de rien moins que de nous redemander Nice et la Savoie, sans doute en paiement des sacrifices de toute sorte qu’ils viennent de faire pour nous ! Nous souhaitons à notre bonne amie l’Italie d’avoir la mémoire un peu moins courte ; elle fera tout aussi bien ses affaires, et elle gardera peut-être un meilleur renom dans le monde. Voilà donc ce que l’Europe a fait pour nous, ce qu’elle nous promettait, et ce n’est pas tout, nous ne sommes pas au bout de nos mécomptes. Une dernière déception était réservée à notre démocratie française. Sous la forme d’un message adressé au sénat pour expliquer l’augmentation du traitement de la légation américaine à Berlin, le président des États-Unis lui-même, le général Grant, vient de nous décocher l’apologie la plus imprévue du nouvel empire germanique, dans lequel il voit, chose bizarre, « une tentative d’imitation de quelques-uns des meilleurs traits de la constitution américaine. » C’est ce qui s’appelle de la perspicacité ; le général Grant a montré heureusement plus de coup d’œil à la guerre, et dans tous les cas, si ce n’est point de sa part un simple calcul électoral pour flatter les populations allemandes de l’Amérique, il choisit, avouez-le, un singulier moment pour exalter cet empire qui se fonde dans le sang d’une nation à qui les États-Unis doivent leur naissance. C’est une leçon pour nous, et elle ne nous corrigera pas.

Au fond, nous avons été abandonnés de tout le monde au jour des sanglantes épreuves, c’est la triste vérité. Les États-Unis se tournent avec une désinvolture audacieuse vers le soleil levant en Allemagne.