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mais que vous admirerez quand vous serez dignes d’en donner un semblable.

Allez, bons serviteurs des princes, admirables espions, pillards émérites, modèles de toutes les vertus militaires, levez la tête et menacez l’avenir ! Vous voilà ivres de nos malheurs et de notre vin, gras de nos vivres, riches de nos dépouilles ! Quelles ovations vous attendent chez vous quand vous y rentrerez tachés de sang, souillés de rapts ! Quelle belle campagne vous aurez faite contre un peuple en révolution, que de longue date vous saviez hors d’état de se défendre ! L’Europe, qui vous craignait, va commencer à vous haïr ! Quel bonheur ce sera pour vous d’inspirer partout la méfiance et de devenir l’ennemi commun contre lequel elle se ligue peut-être déjà en silence !

Mais quel réveil vous attend, si vous poursuivez l’idéal stupide et grossier du caporalisme, disons mieux, du krupisme ! Pauvre Allemagne des savans, des philosophes et des artistes, Allemagne de Goethe et de Beethoven ! Quelle chute, quelle honte ! Tu entres aujourd’hui dans l’inexorable décadence, jusqu’à ce que tu te renouvelles dans l’expiation qui s’appelle 89 !

Lundi 17 octobre.

Le froid se déclare, et nous entrons en campagne. Pourvu qu’après la chaleur exceptionnelle de l’été nous n’ayons pas un hiver atroce ! Ils auront aussi froid que nous, disent les optimistes ; c’est une erreur : ils sont physiquement plus forts que nous, ils n’ont pas nos douces habitudes, notre bien-être ne leur est pas nécessaire. L’Allemand du nord est bien plus près que nous de la vie sauvage. Il n’est pas nerveux, il n’a que des muscles ; il a l’éducation militaire, qui nous a trop manqué. Il pense moins, il souffrira moins.

Ils approchent, on dit qu’ils sont à La Motte-Beuvron. On a peur ici, et c’est bien permis, on a emmené tout ce qui pouvait se battre ou servir à se battre. Les vieillards, les enfans et les femmes resteront comme la part du feu ! Et puis elle est toute française, cette terreur qui suit l’imprévoyance ; elle n’est même pas bien profonde. Nous ne pouvons pas croire qu’on haïsse et qu’on fasse le mal pour le mal. Moi-même j’ai besoin de faire un effort de raison pour m effrayer de l’approche de ces hommes que je ne hais point. J’ai besoin de me rappeler que la guerre enivre, et qu’un soldat en campagne n’est pas un être jouissant de ses facultés, habituelles.

On dit qu’ils ne sont pas tous méchans ou cupides, que les vrais Allemands ne le sont même pas du tout et demandent qu’on ne les confonde pas avec les Prussiens, tous voleurs ! Vous réclamez en vain, bonnes gens ; vous oubliez qu’il n’y a plus d’Allemagne, que vous êtes Prussiens, solidaires de toutes leurs exactions, puisque