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vous allez en profiter, et que dans cette guerre vous êtes pour nous non pas des Badois, des Bavarois, des Wurtembergeois, mais à tout jamais, dans la réprobation du présent et la légende de l’avenir, des Prussiens, bien et dûment sujets du roi de Prusse ! Vous ne reprendrez plus votre nom ; allez ! c’en est fait de votre nationalité comme de votre honneur. Le châtiment commence !

Je n’ai pas de vêtemens d’hiver, ils sont à Paris, dont les Prussiens ont maintenant la clé. Je me commande ici une robe qui fera peut-être son temps sur les épaules d’une Allemande, car ils volent aussi des vêtemens et des chaussures pour leurs femmes, ces parfaits militaires !

Mardi 18 octobre.

Passage de troupes qui vont d’un dépôt à l’autre. Depuis les pauvres troupes espagnoles que j’ai rencontrées en 1839 dans les montagnes de Catalogne, je n’avais pas vu des soldats dans un tel état de misère et de dénûment. Leurs chevaux sont écorchés vifs de la tête à la queue. Les hommes sont à moitié nus, on dit qu’ils ont presque tous déserté avant Sedan. Ils sont tous grands et forts, et ne paraissent point lâches. On les aura laissés manquer de pain et de munitions. Le désordre était tel qu’on ne sait plus si on a le droit de mépriser les fuyards. Malheureusement ce désordre continue.

Mercredi 19.

Depuis deux jours, nous sommes sans nouvelles de notre armée de la Loire. Est-elle anéantie ? Nous ne sommes pas bien sûrs qu’elle ait existé !

Jeudi 20.

Eugénie a affaire au Coudray. J’y vais avec elle ; c’est une promenade pour mes petites-filles. Il fait un bon soleil. La campagne reverdit au moment où elle se dépouille. Il y a des touffes de végétation invraisemblable au milieu des massifs dénudés. À Chavy, nous descendons de voiture pour ramasser de petits champignons roses sur la pelouse naturelle, cette pelouse des lisières champêtres qu’aucun jardinier ne réalisera jamais ; il y faut la petite dent des moutons, le petit pied des pastours et le grand air libre. L’herbe n’y est jamais ni longue ni flétrie. Elle adhère au sol comme un tapis éternellement vert et velouté. Nous faisons là et plus haut, dans les prés du Coudray, une abondante récolte. Aurore est ivre de joie. Je n’ai pas fermé l’œil la nuit dernière ; pendant qu’on remet les chevaux à la voiture, je dors dix minutes sur un fauteuil. Il paraît que c’est assez, je suis complètement reposée. Au retour, pluie et soleil, à l’horizon monte une gigantesque forteresse crénelée, les nuages qui la forment ont la couleur et l’épaisseur du plomb,