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se forme cette énergique physionomie. Elle promène son esprit à travers toutes les sciences, en saisissant tout ce qu’elle peut sans maîtres. Elle se livre avec passion à l’étude de la musique. Elle développe ses sentimens politiques. C’est Plutarque qui lui a fait aimer les institutions républicaines ; c’est le spectacle de la cour qu’elle va voir à Versailles qui la confirme dans ce goût. Deux ou trois visites malencontreuses chez de grandes dames très sottes lui inspirent la passion de l’égalité, qui n’était jusqu’alors en elle qu’à l’état d’idée. La voilà toute formée, philosophe, élève de la nature républicaine. Que les événemens viennent maintenant, ils ne la prendront pas au dépourvu. C’est une âme préparée. Il semble que depuis son enfance elle se destine au rôle éclatant qu’elle va jouer. La révolution, elle la contient déjà dans son âme ; elle la portait dans ses instincts et ses révoltes d’enfant, dans ce culte des grands hommes de Plutarque, dans ces sentimens républicains qui se mêlaient si étrangement à ses rêves de jeune fille. La révolution, en passant de son cœur sur la scène du monde, ne la surprit pas. Elle eut l’enthousiasme sans la surprise.

Ce même esprit du xviiie siècle a laissé sa marque ineffaçable sur les Mémoires : dans le style d’abord, où des mouvemens heureux d’éloquence vont se perdre dans l’emphase, où le naturel de certaines pages est gâté par la sensiblerie. Ici surtout, il faut bien se garder de provoquer d’imprudentes comparaisons. Je n’aime pas, je l’avoue, à entendre parler de Mme de Sévigné à l’occasion de Mme Roland. Oui, sans doute il y a chez elle une abondance de traits imprévus et vifs ; mais y a-t-il une page, une seule, où l’esprit du temps n’ait marqué son empreinte par quelque apostrophe aux cœurs sensibles et quelque appel à une nature de convention ? La source d’âme est pleine, le flot est abondant ; mais sur combien de prairies artificielles on le détourne, on l’épuise ! Il renaît toujours plus vif et plus libre, s’élève au-dessus de l’obstacle, et son élan, plusieurs fois renouvelé, finit par atteindre le but ; mais c’est d’un seul jet et d’un seul élan que le but est atteint par les écrivains du premier ordre, et c’est bien à ce rang et sans comparaison qu’il faut maintenir Mme de Sévigné.

Deux traits bien reconnaissables marquent encore l’influence du siècle : d’abord l’absence complète de modestie, où, si l’on aime mieux, la conscience trop peu naïve de sa supériorité et de son charme, même physique. Je sais bien que le xviiie siècle a la passion de la franchise ; seulement cette franchise dans l’éloge qu’on fait de soi-même nous choque, même quand l’objet complaisant de ces belles peintures est Mme Roland. À plus forte raison cette même sincérité nous choque-t-elle dans deux ou trois passages des -